lundi 24 février 2020

Noms de pays : les noms…


« Nul ne doit se juger coupable de manquer de culture 
géographique s'il n'a jamais entendu le nom de la petite 
ville de Saint-Dié ; les érudits eux-mêmes ont mis plus de 
deux cents ans à découvrir où se situait précisément ce 
Sancti Deodati oppidum qui a contribué de manière 
si décisive à ce que le Nouveau Monde soit baptisé 
Amérique. Blottie à l'ombre des Vosges, cette petite 
localité appartenant au duché de Lorraine, depuis 
longtemps disparu, ne possédait aucune sorte de mérite 
susceptible d'attirer sur elle la curiosité du monde. »  
(Stefan Zweig )


Il n'y a pas de lieu sans nom.

Combaillaux, Vailhauquès, Montarnaud, Saint-Georges-d'Orques, Juvignac, Saint-Gély-du-Fesc, Saint-Clément-de-Rivière, Lavérune, Pignan, Saussan, Saint-Jean-de-Védas, Fabrègues, Lattes, Pérols, Mauguio, Baillargues, Mudaison, Saint-Aunès, Lansargues, Marsillargues, Martignargues, Estézargues, Domazan, Lamelouze, Le Collet-de-Dèze, Branoux-les-Taillades, Saint-Martin-de-Boubaux, Saint-Hilaire-de-Lavit, Saint-Germain-de-Calberte, Saint-Martin-de-Lansuscle, Cassagnas, Saint-André-de-Lancize, Saint-Privat-de-Vallongue, Saint-Paul-la-Coste, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, Mialet, Anduze, Bagard, on pourrait continuer à l'infini… 

Je me suis amusé à passer de commune en commune, grâce à la fonction Communes limitrophes de Wikipedia. Non seulement c'est très amusant, mais on a l'impression de voyager gratuitement à travers le pays. Et ce qui frappe surtout, à noter ces noms de villages les uns à la suite des autres, c'est l'incroyable diversité (là, on peut employer ce mot maudit à bon escient) des noms de lieux français, leur inépuisable poésie, leur beauté.

Je me souviens d'une promenade en voiture, dans la campagne, entre Rumilly et Chambéry, en compagnie de ma mère. C'était il y a trente ans. Dans la voiture se trouvaient également une vieille dame amie de ma mère, et ma petite amie de l'époque, qui avait dix-sept ans. Je roulais doucement, c'était l'après-midi, il faisait beau. Nous traversions les villages, un à un, et, à chaque fois, c'était l'occasion d'entendre ma mère prononcer le nom du village ou du lieu-dit. J'en ai honte, aujourd'hui, mais cela m'agaçait. Pourquoi, me disais-je, dire tout haut que ce tout le monde peut voir par lui-même ? Je n'avais pas besoin de ces sous-titres qui rythmaient avec monotonie notre progression dans l'arrière-pays.

Aujourd'hui, je comprends très bien le besoin qu'avait ma mère de prononcer ces noms, de les partager avec nous — besoin viscéral, chevillé au corps. Si ces noms n'étaient pas dits, articulés, entendus, ils n'existaient pas. Elle voulait que nous les entendions. Elle voulait que leurs sonorités parlent par elles-mêmes, agissent sur nous, délimitent à chaque occurrence un monde commun au nom et au lieu. Ces noms étaient aussi indispensables que l'église et la mairie, ces syllabes n'étaient pas des syllabes de hasard : elles étaient en étroite communion avec un paysage, une langue, une mémoire, une église, une rivière, un lac, un ciel et une histoire. Des corps habitaient ces syllabes. Des bouches très concrètes les prononçaient chaque jour. 

Tout cela se nomme très simplement la géographie. Pourquoi ai-je fait l'impasse sur ce gigantesque continent, comment ai-je pu vivre si longtemps avec ce trou noir en moi ? Voilà un bien grand mystère. Pourquoi ai-je ignoré, complètement ignoré, et même méprisé, je l'avoue, la géographie ? Je ne voyais rien, je n'entendais pas, je ne regardais rien, je n'écoutais pas. Le paysage ? Quel paysage ? La terre ? Quelle terre ? Le pays ? Quel pays ? La vallée ? Où ça ? Et même si je voyais les montagnes, oui, les montagnes me plaisaient, je ne voulais rien savoir d'elles, ni leurs noms, ni leurs caractéristiques, ni leurs différences. Je suis un handicapé de la géographie et j'en ai honte. Mes parents, eux, parlaient fréquemment de ces lieux qu'ils avaient visités, habités, connus, traversés, et ces noms, je ne peux pas dire qu'ils me laissaient de marbre, mais ce n'était que des noms, des noms qui n'étaient reliés à rien. Un nom ou un mot qui n'est relié à rien, c'est la vie anti-littéraire, et la vie anti-littéraire, ce n'est pas tout à fait la vie. 

Il aura donc fallu qu'elle revienne à travers les mots, à travers les noms, à travers la langue, pour que la géographie me fasse signe enfin. Pauvre de moi. Rivières, vallées, collines, villages, villes, campagne, bocages, plateaux, montagnes, sources, confluents, fleuves, cantons, déserts, gouffres, canyons, chefs-lieux, forêts, départements, régions, enclaves, falaises, toundras, savanes, jungles, je m'incline devant vous.

Il faut accorder (raccorder) les noms et les lieux, comme il faut accorder les noms et les choses, les mots et les idées. Si ce n'est plus le fait de l'histoire, il faut que ce soit le fait de la poésie, au sens le plus élevé de celle-ci. Vivre avec les autres, ce n'est pas seulement vivre dans le même troupeau, mais aussi vivre dans une langue qui nous comprenne tous. Le premier état des lieux du monde, c'est la géographie qui nous le fournit, en décrivant ce qui est sous nos yeux, en établissant une cartographie de la maison commune, en répertoriant, en classant et en mesurant les pièces et les dépendances de celle-là, en nous montrant la manière dont elles sont reliées entre elles, dont tout cela fonctionne.

Il n'y a pas de lieu sans nom, et peut-être n'y a-t-il pas de nom sans lieu. Les noms, comme les dents, ont des racines, ils sont de quelque part. Du moins ils étaient de quelque part, jusqu'à ce que toutes les bouches portent des dentiers.