Nous avions toujours du jus de pomme, à la maison, que mon père achetait en quantité importante à un hobereau de Sales. Comme le vin, la bière, les confitures, les conserves en bocaux, on le gardait au cellier, situé entre le garage et la buanderie, et dont le sol était de terre battue. C'était au début des pommes golden, qui eurent un énorme succès, en ces années-là, et que cultivait M. Delleins. J'ignore si le jus de pommes que nous buvions était fait avec des golden ou avec d'autres pommes, plus traditionnelles, d'implantation plus ancienne, en Haute-Savoie, mais j'avais une passion pour ce jus de fruits, qui avait une caractéristique singulière : la même gorgée désaltérait et donnait soif. L'apaisement du désaltèrement se donnait au moment même où la soif était violemment exacerbée. C'était plus que ça : les deux sensations étaient indissociables. L'esprit ne sait plus ce qu'il ressent, quand le cerveau reçoit simultanément deux informations contradictoires. Plus on avait l'impression de se désaltérer plus on avait soif. J'imagine que le dosage du sucre était parfaitement équivalent à la pointe d'acidité et de fraîcheur pincée qui dans cette boisson désaltérait, mais il est probable que mon explication n'explique rien du tout.
Ce qui apaise et excite, ce qui tend et détend, ce qui fait du bien et du mal, ce qui donne de la vigueur et épuise, ce qui agrandit et castre, et tout cela simultanément, c'est l'amour.
Dans une gorgée de ce jus de pomme, un secret d'une profondeur infinie se donnait simplement, sans apprêt, sans retenue ni complication. Ce que goûtait notre palais, notre langue, notre bouche tout entière, et tout notre corps, c'était le point inhospitalier de l'amour en acte, le point sans durée, sans épaisseur, sans volume, le point incandescent, celui depuis lequel on sait tout mais on ne comprend rien ; on ne peut pas se tenir sur cette pointe acérée, c'est le lieu de l'impossible repos. On ne peut pas être immobile, dans l'amour, non plus que dans la musique.
Au moment même où une boisson nous désaltère, une angoisse indicible nous étreint : la possibilité que plus rien jamais ne nous désaltère. Et cet effroi prend possession de nous au même moment que la félicité du désaltèrement – le bénéfice n'existe pas sans la peur de son manque. Quelque chose emplit et quelque chose vide, quelque chose possède et quelque chose libère. Nous restons sur le seuil. Au moment même où l'amour d'une femme entre en nous entre la terreur, car cet amour qui arrive à peine est déjà en train de passer. C'est sa nature, de passer. Les femmes sont d'éternelles passantes, en tout cas les amoureuses. Le désir et la consolation n'empruntent pas les mêmes chemins, ils se croisent parfois, brièvement, et leur éphémère rencontre nous trompe.
Quand un homme jouit, on dit qu'il vient. Sans doute vient-il à la rencontre de la femme ; mais elle, la femme, est déjà ailleurs. Elle est passée par là, mais c'est seulement son ombre que l'homme rejoint. Il croit se désaltérer en aimant, mais il ne fait qu'accroître sa soif – et il reste sur le seuil, seul, en pleine lumière, écrasé et pressé comme un fruit trop mûr.
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Désaltérer signifie satisfaire ses désirs, et par là cesser d'être autre qu'on est, se défaire de l'autre, en nous, ce désir qui nous pousse vers un ailleurs inconnu. En nous tirant vers l'autre et l'ailleurs, en nous donnant soif (d'autre chose), l'autre-en-nous nous ramène paradoxalement à nous, car les désirs sont bien entendu sans fin ni objet : un désir n'est véritable que dans la mesure où il est impossible à combler – et le mot "combler" dit bien qu'il s'agit d'un trou sans fond, que ce soit le sexe d'une femme ou le cœur d'un homme, le temps ou la certitude. Le désir nous altère, mais cette altération même est notre destin le plus profond. Au seuil de nous-mêmes, il n'y a qu'un passage vertical dans lequel nous disparaissons, une modulation sans fin. Il n'y a pas de rencontre, il n'y a qu'une infinie modulation dans laquelle les deux sujets se perdent, chacun croyant se désaltérer grâce à l'autre.