Dans l'esprit de la plupart de nos contemporains, il manque cette chose minuscule mais essentielle : la conscience de l'événement, qui vient rompre la chaîne prévisible des heures, qui défait l'habitude, qui est susceptible de briser une vie, ou de la transformer radicalement et pour toujours, voire de la conduire à son terme.
Le mardi 28 août dernier, vers midi, je roulais à 140 sur l'autoroute reliant Toulouse à Carcassonne, et je doublais un camion, quand un bruit d'explosion suivi d'un vacarme effrayant me fit penser qu'un des pneus de la voiture que je conduisais avait éclaté. Immédiatement, je ne pensai qu'à me garer le plus rapidement possible sur le bord de l'autoroute. En quelques secondes, je stoppai la voiture tant bien que mal sur la bande d'arrêt d'urgence. Mais dans ma précipitation, j'avais oublié le camion que j'étais en train de doubler, et je lui coupai brutalement la route. Il eut beaucoup de mal à m'éviter, et l'avant du camion passa à quelques centimètres de la voiture. Ces quelques centimètres, et les réflexes du camionneur, m'ont sans doute sauvé la vie.
Cet événement, quand j'ai déposé mes amis à la gare de Toulouse, et que j'ai pris la route pour rentrer chez moi, n'était pas du tout inscrit dans ma feuille de route ; il n'aurait pas dû se produire : ma vie ne tenait aucun compte de cette possibilité-là.
Les Français sont le conducteur que j'étais mardi dernier. Ils pensent que l'événement n'existe pas pour eux. L'événement peut à la rigueur survenir en Grèce, en Angleterre, en Espagne, en Italie, voire en Allemagne, et bien sûr en Amérique latine ou en Chine, mais, depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, ils vivent avec cette quasi certitude que rien ne leur arrivera, qu'ils sont sortis de l'histoire, et que la seule chose qu'on leur demande, à part réussir à ne pas se taper dessus avec leur conjoint, est de voter tous les cinq ans pour un président qui va conduire la voiture France et la mener à bon port. Ce sera peut-être médiocre, ce sera peut-être ennuyeux et ridicule, mais en gros il n'arrivera rien. Je suis convaincu, moi, que l'histoire va les réveiller brutalement. Dormir au volant, c'est dangereux. Dormir à l'histoire, c'est suicidaire. Et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est tout à fait possible de se suicider par inadvertance, par paresse, par bêtise, ou par inconscience.
Vous aurez peut-être noté que d'aucuns attendent avec impatience l'avènement des voitures autonomes. Elles semblent très mal nommées, ces "voitures autonomes", puisqu'elles sont le contraire exactement de l'automobile. Une automobile vous obéit, vous fait libre, alors qu'une voiture autonome vous emmène là où elle a décidé d'aller, là où elle doit aller (certes, avec votre accord). Comme d'habitude, les très bonnes raisons de nous faire adorer ce qui va vite devenir obligatoire ne manquent pas. La sécurité, le côté pratique, l'économie, la rationalisation des transports, le gain de temps, la fatigue moindre… Qui pourrait être assez fou pour négliger ces merveilleuses avancées du progrès ? Qui oserait faire fi de la sécurité, de la rapidité, et des économies que nous feront bien sûr réaliser ces merveilleuses machines obéissantes ? Qui aurait le culot de contester leur haute moralité écologique ? À part les fous, les vicieux et les méchants, on ne voit pas. Résister est suspect, mais refuser est criminel. Le progrès, c'est comme la politique : il faut faire mine de monter dans le même bateau que les autres condamnés, si l'on veut avoir une chance de passer pour un aventurier ; et non seulement il faut monter dans la même embarcation, mais il faut encore montrer un enthousiasme de bon aloi. Tout le monde rame dans le même sens, ou on te débarque.
Si ces fameuses voitures du futur sont "autonomes", c'est précisément au sens où elles prennent leur autonomie par rapport au conducteur – qui disparaît donc en tant que tel. Il n'y aura plus de conducteur, comme il n'y a déjà plus de président de la République française, ou, si quelqu'un porte encore ce nom, la fonction, elle, a été relativisée, dévitalisée. Macron, en ce sens, est le premier néo-président français. Il inaugure la néo-république française, celle dont le sens et la direction sont donnés depuis un ailleurs indéfini, invisible, qui n'a ni nom ni statut. Le Pouvoir est décentré, déterritorialisé, on a sectionné les liens qui l'attachait au peuple français, il échappe ainsi complètement au contrôle des citoyens, ou plutôt des ex-citoyens, et il en acquiert une puissance plus grande encore, car diffuse et intangible, insaisissable. On a conservé les symboles républicains et démocratiques, mais, comme dans le façadisme architectural, on a tout changé, à l'intérieur. Tout est à l'avenant, dans la vie des Français au XXIe siècle : vous restez à la même place, vous conservez votre nom, mais on vous prive des moyens de diriger votre vie, de choisir ; mieux, vous remettez vous-mêmes les clefs de votre être à plus savant que vous, à plus habile que vous, à plus technicien que vous, à plus spécialisé que vous, à plus international que vous. Vous vous déchargez du fardeau de vivre (c'est-à-dire de tout ce qui vous relie aux corps et aux âmes et à la terre et aux paysages et aux humeurs et aux odeurs et au temps et à la connaissance), et vous errez désormais à la surface du monde comme un pur esprit – c'est en tout cas ainsi qu'on vous vend la chose. Cet esprit-là est au moins aussi précieux qu'une canette usagée de Coca exposée dans un musée d'art moderne mais, comme c'est tout ce que vous connaissez, et comme votre voisin a l'air d'en être parfaitement satisfait, vous vous en trouvez très bien. On a remplacé tout ce qui en vous était irremplaçable, singulier. On vous a dissous dans le pluriel, ce pluriel qui permet la circulation de tout et de tous comme autant d'éléments neutres qui s'emboîtent parfaitement dans la structure d'ensemble, quelque soit l'heure, le climat, les ciels, et les mémoires qui, elles aussi, ont été lissées pour glisser les unes sur les autres et s'échanger sans accrocs.
Cette circulation infinie et indifférente est la négation même de l'événement. La machine ne doit jamais s'arrêter, ni bifurquer ; il s'agit seulement d'habiter un processus sans fin. Le mouvement doit être régulier, fluide, et la seule manière de ne pouvoir pas se dérouter est d'aller dans toutes les directions simultanément, de dériver, sans attaches ni intention ni dessein. Le relativisme, c'est ça. Il est essentiel que le temps historique soit oublié, nié, comme les vraies oppositions, comme les différences structurelles, langues, sexes, nationalités, religions, races. La famille doit être détruite, les vieilles solidarités ridiculisées, les interdits remis sans cesse en cause (quand les vrais interdits, eux, ne sont jamais nommés), et tout ce qui sépare éradiqué. C'est à ce prix seulement qu'il n'arrivera plus rien, que tout sera prévisible, déterminé. Ce n'est pas l'accident, ou la catastrophe, qui seront éliminés, car l'accident et la catastrophe font partie du processus, ils en sont même d'une certaine façon le moteur, mais c'est bien l'événement, qui lui n'en fait pas partie. La vie sera perpétuellement "en crise", pour qu'il n'y ait plus de crises réelles. Pour éliminer le Destin, trop littéraire, trop pris dans le vieux Logos – donc encore dépendant de l'homme – et dans le Récit, qui suppose le drame et la négativité, il fallait créer un monde qui fonctionne tout seul, indemne de toute subjectivité, que l'homme ne puisse dérégler ni par son vice ni par sa vertu, ni par le caractère incertain et problématique de son évolution. Et pour être certain qu'il ne puisse pas le dévoyer, il fallait simplement l'éloigner des commandes tout en lui donnant le sentiment qu'il est le maître absolu, que rien n'existe au-dessus de lui. S'il n'arrive plus rien, si l'événement est aboli, l'homme peut sans dommages s'absenter de lui-même : il n'y aura plus personne pour s'inquiéter de sa disparition.
L'événement, le seul événement réel, c'est la disparition de l'homme – de l'homme et de l'Homme. La place est vacante – et par quoi est-elle occupée ? Par l'accident et la catastrophe qui tournent en boucle et font spectacle, c'est-à-dire s'annulent en se répétant. On serre les dents, on serre les fesses, et hop, on est passé de l'autre côté, dans un monde sans Hhomme. Ça n'a pris qu'une seconde. Et comment le sait-on ? En observant les femmes, bien sûr. Elles ne savent plus quoi faire d'elles-mêmes, puisqu'il leur manque sur quoi s'appuyer, et par quoi échapper à elles-mêmes. Regardez-les se ridiculiser dans le féminisme et s'abîmer dans la tristesse sans fond d'une sexualité abolie. C'est comme si en musique on avait supprimé les dièses et gardé les bémols. Ça tourne en rond, mais ça ne tourne pas rond. Les femmes sont la loi, quand les hommes sont l'exception. Une loi sans exception, ça fonctionne aussi bien qu'une voiture qui n'aurait que des roues arrière.