mardi 2 janvier 2018

La peau du chagrin



À peine levé une incoercible angoisse (Papa aurait dit "oppression", ce qui est bien plus juste) m'étreint. Cette abrutie de Denisa Kershowa a passé à France-Musique My Wild Irish Rose, ce qui m'a fait penser à Shenandoah, joué par Keith Jarrett. Alors j'ai fouillé dans mes partitions et j'ai trouvé, et j'ai joué et les larmes me sont montées aux yeux comme un fleuve immense, d'une largeur inhumaine, affreuse. J'ai écrit à Philippe J, ce type dont je me sens si proche, sans bien comprendre pourquoi. Il m'a répondu dans l'instant, comme un frère, et mes larmes ont redoublé. Ça me sort par les trous de nez, la douleur, ça m'étouffe, je suffoque, je ne dors plus, je ne sais même pas pourquoi, ah si, un problème de déglutition, ah ah ah, quelle rigolade… Alors je regarde El Chapo sur Netflix, une connerie immonde. Et les heures passent, ou pas, je ne sais plus. Le temps se prend les pieds dans le temps, comme ce do qui se répète dans la Meditation que joue Jarrett à la fin de Blame It On My Youth. Comme le temps qui se prend les pieds… mais qu'est-ce que je raconte, ça n'a aucun sens. Do do do do do do do do… Dodo. Ce do va me rendre fou. Ou alors, peut-être qu'il m'appelle… Qu'il cherche à me sauver, allez savoir. C'est ce qui reste en moi de santé mentale qui m'appelle, de derrière le temps, en fa majeur. La dominante, ah ah ah… Oui, la dominante, en effet… Quelle merde, la vie. Comment peut-on la laisser faire ? Crève, la vie !

Je suis allé voir dans le dictionnaire ce que signifiait "incoercible", que j'ai utilisé plus haut sans réfléchir. 

A. − Vieilli. [En parlant d'un gaz, d'une vapeur, de la cause de certains phénomènes] Qui ne peut être comprimé, retenu dans un espace donné. Fluides incoercibles. Ces principes intangibles, incoercibles et impondérables auxquels nous rapportons les merveilleux phénomènes de lumière, d'électricité, de chaleur (Cournot, Fond. connaiss.,1851, p. 185). 

« Qui ne peut être comprimé, retenu dans un espace donné ». Ah oui, c'est bien ça, c'est exactement ça. J'ai un gaz comprimé dans la poitrine, et mes forces ne suffisent plus à le contenir. Il veut sortir. Pour aller où ? Oh, calme-toi, mon gaz ! Il n'y a rien, dehors. Rien du tout. Dehors, c'est la mort, c'est le froid, c'est l'habituelle pitrerie des zozos glacés de sucre rance.

Oui, je conçois qu'un homme aille à l'amour, mais c'est lorsque, entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu, pourrait-on dire en paraphrasant Rousseau. L'amoureux n'écoute pas « le conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux » Il entre comme un couillon en confiant son chapeau et sa dernière culotte aux morfleurs acides qui tiennent le tripot. Il ne sait pas encore, le couillon qui vient jouer sa morne tripe, qu'on va le gonfler d'un gaz mortel qui va immanquablement le porter jusqu'au bord de l'abîme crapoteux, une fois qu'on se sera un peu amusé de lui en lui laissant croire qu'il y avait quelque chose à gagner. Mais d'où viennent toutes ces larmes ? Ça sort d'où cette marée ? Qui produit ça ? Quel gisement ! Il y aurait de quoi irriguer le désert, au moins, et passer toutes les vies d'ici au karcher. 

Sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers la femme, déjà votre tripe ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes à la femme, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. A votre sortie, la Femme vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu'elle vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu'il faut se faire un costume d'amoureux… Un costume d'amoureux ? Oui, oui, un costume d'amoureux, c'est-à-dire le-respect-de-la-femme, tu vois, la-poursuite-du-bonheur, la crèche à vie, le poêle dans le salon, la résidence secondaire, le beurre dans les épinards, le plan sur la comète, les-soirées-entre-amis et la salive cotée en bourses, et mes couilles dans la piscine. Oui, je me lève et je montre une figure moulée sur un type ignoble. C'est interdit ? Tant mieux. 

« Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle  ? N'est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage  ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent  ? Est-ce la police, tapie dans tous les égouts sociaux, qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, et si vous l'avez inscrit sur la coiffe  ? Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs  ? »


à Philippe Jarry