dimanche 31 décembre 2017

Bonheur



Il existe plusieurs sortes de bonheurs qui sont très loin de se valoir. On reconnaît le médiocre à ce qu'il se satisfait d'un médiocre bonheur et le bonheur médiocre à ce qu'il choisit un médiocre pour y reposer — à l'abri de lui-même.

Le médiocre est heureux de son bonheur car son bonheur est un tout qu'il épouse complètement, auquel il se confond. Il n'en sort pas, il ne va jamais voir de l'extérieur à quoi il ressemble, ce bonheur, il lui semble qu'il est incomparable, et il l'est, bien sûr, c'est même ce qui le rend médiocre. 

Le médiocre heureux vous dit toujours que vous ne pouvez pas savoir comme il est bon d'être heureux — heureux à sa manière bien sûr — car le savoir vous rendrait heureux comme lui (ce qui est sans doute et heureusement impossible), et il aurait reconnu en vous un frère. Le médiocre heureux aime se reconnaître en l'autre. Il aime que l'autre soit comme lui en tout, qu'il aime la même musique, les mêmes divertissements, les mêmes villas, il aime être à l'étranger comme chez lui, son bonheur est de se croiser lui-même à chaque instant et en chaque figure du monde. En cela, on peut dire que le médiocre heureux vit entouré de ses semblables, y compris quand ceux-là sont malheureux. Même ses souvenirs, il vous les prête, car il pense que vous ne pouvez pas en avoir d'autres. Même sa solitude éventuelle n'existe pas. 

La vérité du bonheur médiocre — ou du médiocre heureux, puisqu'il semble que les deux choses se recoupent presque parfaitement — se tient tout entière dans le signe égal. L'égalité est son nirvana, le même son idéal, et son imagination n'atteint son apogée que lorsqu'elle disparaît sous les coups de boutoir de son contraire et se met à ressembler à ce qu'il faut bien appeler une infirmité de l'esprit. 



J'allais écrire qu'un des bonheurs les plus bas est celui qui s'appuie sur le mensonge et l'ignorance, mais je me ravise. Nommer mensonge l'infirmité dont on parle plus haut me paraît lui faire beaucoup d'honneur. Ignorance, en revanche, paraît convenir, car ne pas savoir, ne pas voir, ne pas entendre, et, conséquemment, ne pas dire, est l'un des plus grands plaisirs de l'heureux médiocre. Tout se passe comme si son bonheur ne tenait qu'au fil qui lui sert à séparer la vie d'elle-même, à n'en laisser qu'une pantelante défroque, sans corps et sans âme, aussi impeccable qu'une motte de beurre. Dans le fond il est si ignorant de ce bonheur qu'il met en vitrine comme une péripatéticienne hollandaise qu'on a envie de le consoler d'être si heureux.