samedi 3 janvier 2015

Comment je n'ai pas rencontré Richard Millet


J'ai tort. Tout le monde me l'a dit, tout le monde me l'a redit, tout le monde le pense, tout le monde l'a pensé, et continuera de le penser, même après avoir lu cet texte. Ça ne se discute pas, j'ai tort. Et, de fait, je regrette de ne pas avoir rencontré Richard Millet, même si je regrette de le regretter, ce qui, personnellement, me suffit. Si je l'avais rencontré, je regretterais peut-être de l'avoir rencontré, mais je ne pourrais pas regretter mon regret et, de mon point de vue, il est bien préférable de regretter son regret que de regretter une rencontre. 

D'ailleurs, à y bien regarder, est-il vrai que je regrette mon regret ?  Ce n'est pas si sûr. Le regret de mon regret de ne pas l'avoir rencontré est tout de même ce qui me constitue profondément, on ne peut pas le nier. Si donc je l'avais rencontré, si cette rencontre m'avait privé de la possibilité de regretter mon regret, serais-je autant à même de me demander si j'ai bien fait de le rencontrer, serais-je même autorisé à me poser la question, tellement ceux qui me connaissent pensent que j'aurais dû le rencontrer, qu'en refusant de le rencontrer je me suis laissé allé à ma pente naturelle qui est de regretter ce que je n'ai pas fait, mais aussi ce que j'ai fait, ce qui fait que de toute façon, le regret étant la clef de voûte de mes motivations et de mes déceptions, le rencontrer n'aurait pas ajouté quoi que ce soit à ma déception, même en admettant que cette rencontre fût décevante, ce qui n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, sans plus. 

Mais je vois bien ce que certains sont en train de penser silencieusement : que si je ne l'ai pas rencontré, c'est uniquement pour pouvoir dire que je ne l'ai pas rencontré, pour en tirer partie, ou profit, et pour pouvoir écrire un texte où j'expliquerai comment je ne l'ai pas rencontré et pourquoi. Je ne peux pas leur donner tout à fait tort, à ceux-là, mais je tiens cependant à faire valoir que si je l'avais rencontré, j'aurais certainement écrit un autre texte pour dire comment j'avais rencontré Richard Millet, et pourquoi, et même pourquoi je n'avais pas renoncé à le rencontrer, malgré toutes les bonnes raisons qu'il va de soi que je connaissais déjà à ce moment-là et qui me poussaient à ne pas le rencontrer. 

Non, la vraie raison de cette non-rencontre n'est donc pas un banal intéressement aux non-résultats qui en ont immanquablement résulté, aux fameux bénéfices secondaires des ratages et autres faux-pas et vrais-lapsus dont je ne me suis pas privé dans ma vie, vous pouvez me croire sur parole. Alors quoi ? La trouille, la pétoche, les jetons, la timidité, la passion de la routine, la flemme de sortir, l'angoisse de la nappe blanche, le plaisir de décevoir, une forme perverse d'orgueil exacerbé, un feuilleton à la télé, le manque d'essence dans la voiture, une maladie pas sexy, une autre raison encore, inavouable ? La facilité consisterait à affirmer : un peu de tout cela sans doute. On noie le poisson, on noie le carburateur, et on referme les volets, une pomme et au lit, circulez, y a rien à voir. Mais ce n'est pas le genre de la maison. Ici, on aime bien affirmer qu'une chose et une seule est responsable de tout, quitte à se tromper, quitte à se ridiculiser. 

La vraie raison qui fait que je n'ai pas voulu rencontrer Richard Millet, c'est qu'il me fallait à tout prix donner raison à La-Merveilleuse Guilaine Depis. En effet, notre Merveilleuse affirme qu'elle a plus souvent rencontré Richard Millet, Christine Angot, Amélie Nothomb, Alain de Benoist, Pierre-Guillaume de Roux, et Robert Redeker, que moi. Il est très important, pour la bonne marche du monde, pour sa stabilité, pour la Paix, que les faits ne donnent pas tort à La-Merveilleuse, il est très important que le monde tourne selon l'axe qui a poussé au centre du café de Flore, à Saint-Germain-des-Prés, Paris, France. On ne saurait impunément perturber la Loi florienne, descendue dans le 6e arrondissement de notre belle capitale des Arts et des Lettres, et qui s'est posée sur le front de La-Merveilleuse « qui est page 30 du Sibélius de Millet » et qui « connaît par cœur » les livres de Christine Angot. Il est possible que tout le monde s'en foute, mais moi j'ai une haute idée de ma responsabilité morale. La-Merveilleuse défend les couleurs de Juppé, pour 2017, on voit par là de quelle importance est son rôle dans la vie intellectuelle et politique du pays. Il n'est pas dit que ce sera par moi que Juppé aura chu. Soyons simples : Juppé est le Père, Guilaine est son Moïse. Et puis, si j'étais cynique, je vous dirais aussi que lorsque La-Merveilleuse aura été élue à l'Académie française, en compagnie de Joey Starr et de Rokhaya Diallo, elle aura peut-être quelque indulgence pour moi, allongé sur la passerelle des Arts en train de lui tendre ma sébile puant la vinasse et la cochonnaille…