lundi 4 novembre 2013

Nécrologie de la nécrologie


Les modernes manquent de logique. Puisque les morts ne nous apprennent rien, qu'ils ne nous sont plus d'aucune utilité, et que nous avons fini de faire notre deuil du deuil, je me demande bien pourquoi les journalistes continuent à nous parler de ceux qui "disparaissent", le jour où ceux-là cassent leur pipe. Sans compter qu'ils étaient finalement assez rares, les trépassés desquels on parlait, ce qui constitue une injustice criante envers le reste de la société ! Soyons un peu conséquents, pour une fois. Cessons de tresser des couronnes à ceux qui ont le toupet de nous rappeler que nous aussi nous allons un jour passer de l'autre côté du décor, et tirons-en les conclusions qui s'imposent. 

Commençons par abolir la fête de la Toussaint et le jour des morts qui la suit. Pareil pour cette cochonnerie d'Halloween : laissons nos citrouilles finir comme elles le doivent dans nos assiettes. Les potirons ont des droits, eux aussi ! Remplaçons ces fêtes morbides par une Fête universelle de la Nativité laïque, le 25 juin. Mais surtout, puisqu'il est établi d'une part que les morts ont bien disparu (sic) et que nous ne leur devons rien, et puisqu'il est non moins établi que les nouveaux arrivants sont dotés dès l'origine de toutes les qualités, de tous les dons, de tout le merveilleux attirail créatif et chanceux qui est censé enrichir notre cité et la rendre plus belle et plus intéressante, pourquoi ne pas remplacer les vieilles nécrologies par des panégyriques automatiquement alloués à tous les nouveaux nés ? Tous ils seront crédités, et ce de manière automatique et complètement démocratique, des qualités et grandeurs dont nous avions la mauvaise habitude de parer les morts. Dès le premier vagissement, le bambin Lukka ou la bambine Clita sera ainsi déclaré héros citoyen, humaniste toujours à l'écoute de l'Autre, infatigable défenseur des droits de l'enfance (c'est bien le moins !), anti-fasciste virulent, artiste dérangeant et inclassable doté de tous les dons, individu subversif et atypique, personne dont l'empathie naturelle et non-discriminante sera connue de tous, chercheur en sciences sociales dans l'âme, bénévole d'assosse, xénophile émérite dont la radicalité sans concession fera honneur au genre humain, et bien sûr anti-raciste au plus profond de lui-même. Devoir faire la preuve qu'on est, qui artiste, qui professeur, qui trader, qui pilote d'avion, qui administrateur, qui chômeur-longue-durée, qui ministre, qui DJ, qui père au foyer, qui sportif de haut niveau, qui grand-frère de cité, qui névropathe, qui journaliste, qui tueur en série, qui personne à mobilité réduite est humiliant, en plus d'être discriminant et anti-démocratique, et ne peut qu'instaurer un climat de suspicion généralisée qui nuit à l'épanouissement général et festif des citoyens. C'est pour cette raison que chacun sera déclaré, à la naissance, et artiste et professeur et trader et pilote d'avion et administrateur et chômeur-longue-durée et ministre et DJ et père au foyer et sportif de haut niveau et grand-frère de cité et névropathe et journaliste et tueur en série et personne à mobilité réduite, afin que ne soit jamais mis un quelconque frein à ses ambitions légitimes et sacrées. Bien entendu, on allouera aux nouveaux-nés, à vie et dès le premier mois, les salaires, émoluments, pensions et défraiements qui s'attachent généralement à ces fonctions. Grâce à notre système, infiniment plus démocratique et égalitaire que l'ancien, nous économiserons à la fois sur le budget des retraites, pour des raisons évidentes, et sur celui de l'éducation, puisqu'il va de soi que les études n'auront plus d'objet, ni les diplômes et autres concours, dégradants pour les femmes-et-les-hommes car mettant en cause leur égale dignité et leur droit imprescriptible au déjà-savoir. 

Le savoir-sans-apprendre (SSA), voilà la grande révolution cognitive et humaine (et politique) qui sans doute nous amènera au seuil d'une société sans classes (d'école) et sans négativité, un monde enfin débarrassé de la Grande Injustice qui nous semble fonder ou justifier toutes les autres : celle qui consiste à séparer les savants des ignorants, comme étaient séparés dans la préhistoire les bons des mauvais, les Blancs des Noirs, les héritiers des inhéritiers, les pauvres des riches, les hommes des femmes, les hétéros des homos, les gauchers des droitiers, les musulmans des juifs, les premiers des derniers, les vieux des jeunes, les clitoridiennes des vaginales, les poilues des épilées, les Macs des PC. Nous disons Non à l'apartheid du savoir, au mépris du sachant, au rejet de l'ignare, à l'exclusion de l'abruti, et le SSA est la clef qui ouvrira en grand les portes de l'Indivimonde

On l'a compris, le SSA et la nécrologie de la nécrologie ne s'envisagent pas l'un sans l'autre. Pour que le système fonctionne, il faut à la fois prodiguer à tous le savoir-sans-apprendre et décréter pour tous, à la naissance, que tout est déjà là, que tout y est, que l'être nouveau est complet, parfait et accompli, une fois pour toutes. La question difficile des successions ne se posera donc plus. Si tout est donné à tous à la naissance, l'héritage est parfaitement inutile, et même déconseillé, risquant de créer un déséquilibre néfaste au citoyen nouveau. Ainsi l'État pourra à chaque génération récupérer la totalité des biens et des richesses accumulés durant la vie des individus qui ne se distingueront d'ailleurs plus de lui. Les personnes seront l'État, et l'État sera la somme des personnes qui composent la société sur laquelle il régnera tel un monarque éclairé et bienveillant, duquel il ne sera que l'émanation à la fois essentielle et circonstancielle, une sorte de pure fonction incarnée et innombrable. La question de l'Impôt, par conséquence, ne se posera plus non plus. Et nous pourrions continuer longtemps comme ça, sur la question de la délinquance, sur celle de la fracture sociale, sur celle de la Sécu, sur celle des retraites, etc. Où l'on voit qu'une simple mais vraie mesure, si elle est suffisamment radicale et progressiste, suffit à régler d'un seul coup l'ensemble des problèmes d'une société moderne et évoluée.

(à Béatrice Coste)