samedi 2 novembre 2013

En voiture (notes en vrac)


Entendant Bach à l'orgue, par hasard, en voiture, je me fais comme souvent cette réflexion : J'ai le désir, très fort, très fréquemment, de ne plus faire que ça. Par ça, j'entends m'occuper exclusivement de musique, et, à l'intérieur de la musique, exclusivement de Bach. Comme la vie serait simple et belle, si elle ne consistait qu'à travailler des fugues, des motets, des cantates, si l'on n'avait qu'à suivre pas à pas la longue vie prolifique du Cantor. Mais c'est impossible. Même si j'en avais la possibilité matérielle, pécuniaire, ce qui est très loin de pouvoir jamais être le cas, il faudrait encore entretenir des relations avec les quelques vivants indispensables à une survie matérielle, il faudrait au mieux passer des coups de téléphone, payer l'assurance de la maison, aller à la pharmacie et chez le médecin, renvoyer sa feuille d'imposition, aller ouvrir la porte quand on sonne pour relever le compteur d'eau ou d'électricité. Impossible d'être délivré complètement du fardeau des liens humains, et cela même si l'on est très riche.  Est-il donné à l'homme de mener une vie absolument heureuse ? Sans doute pas. Il faut payer un tribut à l'espèce. C'est sans doute ce qu'on pourrait appeler le "fantasme Leonhardt" qui me fait parler ainsi. (Durant cinq lumineuses années, j'ai habité, seul, une immense maison dans un minuscule village bourguignon de quatre-vingts âmes. Ni boulangerie, ni poste, ni pharmacie, ni bistro, ni épicerie, il n'y avait rien, dans ce village où les soirées d'hiver étaient longues et glaciales (je ne parle pas de la Bourgogne des vignes, plus au sud, je parle de la Bourgogne des plateaux et des forêts, au rude climat continental). Pas de télévision, pas d'Internet bien sûr, pas de téléphone (parce que trop onéreux), pas de chauffage central, ou si peu, juste un piano et un chat, des livres et des partitions. Je crois, je suis même sûr que je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie. La solitude et la musique font bon ménage, c'est à ce moment-là que j'ai éprouvé cette réalité avec une intensité que je n'oublierai jamais. Malheureusement le bonheur n'était pas complet car je devais me rendre à Paris une fois par semaine pour y donner quelques cours…)


Entendant cette sonate en trio BWV 525, interprétée par André Isoir (que, décidément, j'aime de plus en plus), je me fais cette réflexion qui m'est désormais familière : quand on pense à un compositeur aussi génial que Bach, aussi inventif et aussi rigoureux, dont certaines œuvres dénotent à la fois d'une complexité étourdissante et d'un naturel déconcertant, on est pris de vertige, et l'on se dit banalement (mais non sans raison) qu'un homme ne peut pas avoir écrit cela sans l'aide de Dieu, que c'est impossible

Mais on peut aussi penser à un phénomène que les rares musiciens classiques qui ont pratiqué l'improvisation connaissent bien, et qui est à mon avis l'un des grands impensés de la création musicale : quand un instrumentiste improvise, il fait très facilement des choses effroyablement complexes, qu'il lui sera ensuite très difficile de reproduire, si on s'est avisé de les (re)transcrire. Il y a un monde entre la technique qu'on utilise en improvisant et celle qu'on va utiliser pour jouer ce qu'on lit sur une partition. Ce n'est pas tout à fait de technique qu'il faudrait parler, ou alors il faudrait entendre le terme dans son sens grec, beaucoup plus étendu que celui que le mot a pris en français, mais je l'emploie ici faute de mieux. Ce que j'essaie de dire très maladroitement, c'est que Bach "improvise" ses compositions. Oh, ses compositions ne sont pas du tout des improvisations écrites, non, absolument pas ! C'est même tout le contraire. Et pourtant, je crois qu'on peut tout de même soutenir que Bach, quand il se trouvait devant sa table de travail, avait le genre de technique, d'art, d'attitude, qui permet à un improvisateur d'être largement au-dessus de lui-même, musicalement parlant, quand il improvise. 

Analysant une fugue très complexe de Bach, on ne peut qu'être perplexe : comment un cerveau humain a-t-il pu produire une chose pareille ? Mais Bach ne composait pas selon les chemins analytiques qui nous ont permis de nous y retrouver dans un paysage aussi complexe ! Il arrivait à ce résultat par des voies tout autres que celles qui nous permettent de le suivre (un peu). C'est le principe des trous de ver de l'espace. Selon les lois que nous connaissons, celles qui nous permettent d'appréhender d'univers, certains phénomènes sont impossibles à expliquer. Nous sommes bornés par la vitesse de la lumière, qui est une limite infranchissable. Et pourtant, l'observation nous laisse penser que cette limite pourrait être franchie, si l'on veut faire entrer certains objets dans l'équation. Il existe des raccourcis, que ce soit dans l'espace ou dans la pensée humaine, qui permettent d'arriver à des résultats qui sont en principe hors de portée de nos capacités. Et ces raccourcis, ces "trous de ver" perceptifs et inductifs ne sont pas du domaine de la computation et de l'accumulation d'informations, mais d'un sens que je répugne à nommer intuition et qui dépasse la Technique de cent coudées.