jeudi 21 juillet 2011

Au Bord


Ça se tient là, devant nous, et nous ne savons pas ce que c'est. Mais quelque chose est là, dressé et à la fois tapi, et ce quelque chose est en nous, et par lui nous respirons, par lui nous sommes à la fois dans ce monde et hors de ce monde. Seule la musique est capable de faire sentir ces mystères-là. Il faut qu'elle ait eu lieu, et qu'elle se soit tue. Et alors la chose dont je parle se laisse voir, se laisse toucher ; ça ne dure qu'un très court instant, mais c'est palpable, c'est évident pour tous ceux qui sont là, et qui n'osent pas applaudir, car ils sentent que seul le silence leur permet de vivre réellement ce moment inouï, qui a un rapport étroit avec ce qu'on nomme ailleurs "la présence réelle". Ce peut être à la fin du Requiem allemand, à la fin de la Neuvième de Bruckner, et bien d'autres musiques peuvent faire naître ces instants, mais les Allemands, il faut le reconnaître, sont très forts pour entr'ouvrir ainsi les portes du Temps. On se sent un peu comme Orphée, on se trouve à la frontière, ne sachant pas très bien si l'on doit avancer ou reculer, a-t-on le droit de voir ce qu'on voit, d'entendre ce qu'on entend, nul ne le sait. En revient-on ? C'est la gratuité même, car de ce mystère on ne fera rien. Il n'est pas monnayable, il n'est pas transmissible, et même en parler est un peu vain.

Je pose le bras du tourne-disques au début du disque. Pendant un temps très court, il reste sur une sorte de crête, en équilibre, il reste en attente, sur le bord du sillon. J'adore cet instant, le son inqualifiable qui sort à ce moment des enceintes, ce minuscule temps de non-musique qui va se résoudre presque immédiatement : on entend alors un son grave, comme une chute, une ouverture qu'on ressent dans ses viscères… Le ventre va s'ouvrir et laisser sortir la musique : Le Temps met bas. Mais c'est chaque fois un miracle. On sent bien qu'elle pourrait ne pas commencer. Cette transition entre un temps sans musique et un temps avec musique, l'analogique nous le donne à entendre, nous amène jusqu'à la frontière qui les sépare, ce qui a disparu avec le numérique. Avec le microsillon, on voit le rideau qui s'écarte, les trois coups sont frappés, on sait qu'on est au spectacle, qu'il s'agit d'une reproduction, qui, même si elle est d'excellente qualité, n'est pas la musique. Nous sommes au-delà, en-deça, à côté, même tout près, mais nous n'y sommes pas réellement. Ce décalage audible, sensible, est un pur bonheur, pour moi, car il me laisse la possibilité d'habiter un monde plus grand que moi, dont la réalité me dépasse de toute part. Coïncider avec la musique (croit-on) est un grand malheur. La musique a besoin de rituels, de formules magiques, de costumes, d'apprêt, d'horaires, de cadre, de lieux. Tous ceux qui veulent "abolir le rituel poussiéreux du concert classique", les Duchâble (au mieux) n'ont rien compris à ce qu'elle est, à ce qui lui permet d'advenir. Ils croient — sincèrement parfois, et c'est encore plus triste — qu'ils vont la présenter "telle quelle", nue, comme une femme qui serait désirable du matin au soir en toute tenue et en toute circonstance, ils croient que nous allons l'aimer, avant son bain, sans parfum, au saut du lit, décoiffée, sans les phrases qu'elle prononce, sans les phrases qu'elle entend, sans le pays qui l'a vue naître, sans les histoires que nous avons entendu raconter à son propos.

Aimer la musique, c'est se tenir au bord. Si l'on veut plus, il faut la faire.