mardi 30 juin 2020

Nouveau roman


Mozart était un calculateur prodigieux : il avait prévu la manière dont nous écouterions sa musique, aujourd'hui, en 2020. 

Nous naviguons à vue au milieu de catastrophes modérées. Il n'y a pas de crise, il n'y a aucune crise. Ce que nous prenons pour des crises est au contraire le régime ordinaire du système global qui tient ensemble les forces antagonistes — sexes, races, cultures, religions, générations — dont nous découvrons que plus on les déclare caduques ou inexistantes plus se révèle en leur sein une fibre virulente et corrosive.  

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit minuscule des volets qui grincent doucement dans la brise.

Ils ont cessé d'aboyer — je ne réagissais pas : querelle de spécialistes…

Pourquoi a-t-on inventé la Science ? Peut-être parce qu'observer, écouter, sentir, goûter et toucher, n'était l'affaire que de quelques uns, et qu'il n'était pas toujours déconseillé d'y mêler l'amour. 

Le concerto en ut majeur K. 246, "allegro aperto", comme l'indique Mozart sur la partition. Mains sur le temps, paumes vers le bas… On le sent s'écouler : joie coulée.

Alexandre Savérien écrit sur le savoir un ouvrage en huit tomes, à la fin du XVIIIe siècle. Il devait tout de même savoir quelque chose. 


dimanche 28 juin 2020

Notes éparses du 28 juin 2020


Quand on veut créer quelque chose, dans un domaine artistique, il n'y a que deux attitudes qui permettent d'arriver à un résultat qui ait un sens. Soit on travaille d'arrache-pied, œuvre après œuvre, esquisse après esquisse, et l'on s'améliore petit à petit, avec le temps. Ça prend des années. Soit on se met directement face au chef-d'œuvre. Cela implique de se placer dans des dispositions d'esprit bien particulières. Il y a cette énergie radicale, qui n'a rien à voir avec le talent ni avec la connaissance (elle est plus proche de la décision d'aimer), en chacun de nous, mais bien peu en ont conscience. C'est tout à fait différent, presque l'inverse, en fait. L'une et l'autre méthode peuvent bien sûr coexister chez un même artiste.

La photographie c'est l'art de montrer ce qui est. Depuis l'avènement du numérique, c'est de plus en plus l'art de cacher, de camoufler, de réduire, et d'arranger (au sens de l'arrangement avec la réalité). C'est complètement idiot. Si la photographie a un mérite, et un pouvoir, c'est bien celui de faire état de la réalité, des visages, des choses. Le « ça a été » de Roland Barthes. Un ami me montrait tout à l'heure les nus qu'il avait réalisés de ses jolies amies, et la plupart était saccagés par des filtres censés améliorer les photos. Le flou, en particulier, était catastrophique, qui gommait absolument tous les détails adorables de ces peaux, de ces seins, de ces ventres, et qui donnait à ces beaux visages l'aspect de méduses auxquelles on aurait fait des yeux et une bouche. Quand on fait de la photographie, il faut ne jamais oublier qu'on rend compte de l'étant beaucoup plus que de l'être. Jane a très bien compris cela, elle. 

J'ai regardé grâce à Youtube plusieurs concerts filmés de Murray Perahia dans lesquels celui-ci interprète les concertos de Mozart. La manière absolument unique (impeccable : poids, attaque, équilibre, timbre), et d'une beauté renversante, qu'il a de plaquer ses accords, m'a sauté aux yeux. On dirait que sa main a été moulée dans cet unique but. On voit et on entend simultanément la douceur, la plénitude, l'autorité, la charpente, la puissance, la superbe matité, de cette chose un peu étrange qu'on appelle un accord

Ce matin, j'ai rêvé d'un chaton qui respirait sous l'eau. Il avait l'air parfaitement à l'aise et il exécutait des figures d'une rare élégance. Pepo, mon voisin, un vétérinaire devenu maire de ma ville natale, m'expliquait avec force grimaces comment l'animal s'y prenait pour réaliser cette prouesse. Mais bientôt, et sans transition, nous en étions à nous disputer sur le bruit émis par les concerts de Rock et les concerts de musique classique. Il me coupait sans arrêt la parole, alors que j'étais sur le point de lui expliquer très scientifiquement les différences entre ces deux types de nuisances sonores. Pourtant, malgré sa mauvaise foi et sa grossièreté évidentes, je le trouvais beau, plus beau, me disais-je, que dans la réalité (je savais donc que j'étais en train de rêver). Un peu plus tard, j'aidais mon père à descendre un escalier et il se libérait d'une secousse de mon bras secourable. C'est à ce moment là que ce gros animal s'est mis en travers de mon chemin, devant la maison, cette grosse bête qui ne ressemblait à aucun animal connu, et qui, elle aussi, semblait avoir des difficultés à respirer à l'air libre. Était-ce une raison pour l'ignorer, disais-je à mon frère qui voulait à toute force me prouver qu'il n'y avait là aucun animal et qui, pourtant, semblait effrayé, au moment de passer près de lui. Je n'avais jamais vu de chien avec des pattes aussi courtes. Je dis un chien, mais je pourrais aussi bien dire une loutre. Quant au clavier, il avait un drôle d'enfoncement, en deux temps, ce qui lui conférait une démarche malsaine. 

Il y a cette femme, sur Facebook, poète, nous dit-on, et poète publiée, dont il m'arrive de parcourir les extraits qu'elle dépose sur sa page. Si la poésie, c'est ça, alors on comprend pourquoi personne n'en lit, car on la voit ne pas savoir où elle va, soulever ici une pâtée de vocables, ouvrir là un sac d'images, et les touiller avec une grosse fourchette en bois qui a déjà trop servi. Le seul but qu'elle a l'air de poursuivre, c'est de faire des phrases poétiques, ce qui, bien sûr, est le contraire de la poésie, et puis les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas. 

Il faudrait inventer un Photoshop des mots. Par exemple, tout à l'heure, j'écrivais : « Elles aiment bien se trouver un fils, à défaut de se trouver un père. » Puis, j'ai réfléchi, et je me suis dit que l'inverse était plus vrai : « Elles aiment bien se trouver un père, à défaut de se trouver un fils. » Mais, dans le fond, c'est les deux à la fois, qu'il faudrait pouvoir écrire, et simultanément, pour être juste (de la même manière que j'ai superposé deux pages manuscrites d'Aragon). Et ça, c'est impossible… Pour l'instant. Avec Photoshop, nous pouvons doser la quantité de chacun des deux calques superposés. Par exemple, ici, on pourrait faire sens avec la proposition 1 à 40% et la proposition 2 à 60%. On pourrait même raffiner encore. Par exemple, la proposition 1 serait perceptible à 30%, la proposition 2 à 55%, et il resterait 15% de ni l'une ni l'autre. À quoi ressemblerait un texte dans lequel deux assertions contradictoires seraient données simultanément, et par quel moyen y parvenir, en l'état actuel de la technique et de la culture ?

La femme considère que montrer son corps à un homme est un présent qu'elle lui fait. L'inverse n'est pas vrai. L'homme peut parfaitement être fier de son corps, mais il n'imagine pas que se dénuder est le plus beau cadeau qu'il puisse faire à une femme. Même quand la femme ne s'aime pas, ne trouve pas son corps admirable, elle sait que le laisser voir à un homme est un acte de générosité. On dit d'ailleurs qu'elle s'offre à lui. L'homme ne s'offre pas à la femme, il prend ce qu'on lui donne. 

dimanche 21 juin 2020

Rester vivant


Les femmes sont admirables, pour nous renvoyer leurs propres fautes dans les dents.

Quand on est face à quelqu'un qui nous traite comme de la merde, il peut arriver qu'on finisse, à la longue, par trouver que c'est un peu désagréable, et que l'on se mette alors à récriminer, autant pour avoir encore un peu le sentiment d'exister que pour essayer de lui faire comprendre qu'elle n'est pas seule. C'est là que la femme sort son arme ultime : elle nous reproche de réagir. Elle appelle ça "récriminer". Nous devrions trouver ça normal, puisque c'est elle qui se conduit ainsi. Elle est la Norme. Réagir est bas, médiocre, fatigant, inutile, vulgaire. Et de mauvais goût. 

Si je ne suis que récriminations, c'est bien sûr qu'elle n'est que désinvolture, mépris, inattention, et, finalement, disons le mot qui résume tout cela, grossièreté. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui aiment qu'on se conduise mal avec eux, qu'on les traite par-dessus la jambe, qu'on soit sans-gêne, oublieux, sans parole ? On ne récrimine pas pour le plaisir de récriminer, d'autant qu'on sait bien que c'est toujours pour endosser le mauvais rôle. Si l'on se conduisait avec elle de la manière dont elle se conduit avec nous, ce ne sont pas des récriminations, qu'on entendrait, mais une porte qui claque. 

Pour autant, elle ne voit pas le problème. Elle en appelle à sa Liberté, à son grandiose Soi-même, à l'empire sacré qu'elle doit protéger, alors qu'elle ne manifeste, très banalement, qu'un égoïsme et une inconscience ordinaires. Mais d'où leur vient donc cette aptitude stupéfiante à la mauvaise foi ? Comment parveniennent-elles à se faire croire qu'il s'agit d'autre chose ?

Elles sont seules au monde. Je ne vois que ça. Est-ce la capacité à enfanter qui conduit à croire qu'on n'a pas réellement besoin de l'autre, qu'on n'a de compte à rendre à personne ? Après tout, l'homme, techniquement, n'est déjà plus indispensable à la perpétuation de l'espèce. À partir du moment où il est possible de conserver le sperme, l'homme n'a plus réellement de nécessité fondamentale, c'est-à-dire biologique. Je ne pense pas que l'égoïsme des femmes soit nouveau, non, mais il serait étonnant que cette donnée nouvelle n'ait aucune influence sur celui-ci. Quand on a le pouvoir, on a tendance à trouver normal d'en abuser, c'est humain. 

Pour résumer, quand une femme commence à se conduire mal avec un homme, c'est le moment de la double-peine, pour celui-là. Non seulement il subit ces mauvais traitements, qui le fragilisent et le font souffrir, mais il ne peut même pas en faire état, sous peine d'être pénible, chiant, pas gentil, pas drôle, lourd, rébarbatif, répétitif, etc. Il doit accepter son sort avec le sourire, afin que madame "se réalise". Car madame a désormais un plan de carrière, ou un chemin de vie, ça aussi c'est très banal. Elle découvre subitement que, jusqu'à présent, elle-n'avait-jamais-pensé-à-elle-même. Elle découvre aussi qu'elle a beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à accomplir, et, qu'en somme, elle-s'est-fait voler-sa-vie. Elle va donc logiquement mettre les bouchées doubles, pour se rattraper de l'ignoble chapardage dont elle a été la victime (et dont jamais vous ne fûtes, vous, coupable (mais les parenthèses sont faites pour garder le secret)). Et c'est une troisième justification à son égoïsme. Je suis seule et en plus on m'a volé ma vie. Passons sur la contradiction, on n'est pas à ça près, dans cette race-là. Alors que, bien sûr, elle a toute la journée pour elle, puisqu'elle n'a pas à gagner sa croûte et que les enfants sont grands, elle se met à avoir un emploi du temps de ministre. Il faut courir, se faire masser, aller au restaurant, chez le coiffeur, chez le fripier, se promener, faire son yoga. Pas une minute à elle, vous savez ! Un peu comme ces retraités qui vous expliquent que la vie leur file entre les doigts. Bien entendu, il n'en est rien, et, quand elle l'estime nécessaire (comme tout le monde depuis que le monde est monde), elle sait fort bien trouver du temps pour les choses qui lui importent — il se trouve seulement que vous ne faites plus partie des choses qui importent ; mais ça elle ne peut pas le dire. Pas encore. Ça viendra.

Ah, c'est drôle, une femme. C'est drôle et c'est sinistre. C'est gentil et c'est méchant, très méchant, c'est joli et très laid, c'est malin et très bête, c'est rigolo et désespérant. C'est surtout un peu toujours la même chose, mais en différent. C'est très coloré, et c'est grisâtre. En fait, c'est comme un homme mais avec un trou de plus. Et par ce trou, mon Dieu, il s'en écoule, des choses ! Vous voulez que je vous dise quoi ? Bon, mais alors accrochez-vous à votre fauteuil. Et bouchez-vous le nez. Ça dégringole à donf depuis les rêves encapsulés et acides, la cataracte glacée des tracts et des déclarations loufoques, sérieuses, chimiques, pneumatiques, pommadées et tranchantes qui fusent depuis l'astre mort et chauffé au sucre, la coulée nocturne et ravagée des enclumes célestes, le trépan mélodique d'une gigue asphaltée, rougie, baveuse, la raison cubique siphonnée d'extase, et l'asperge rose qui flotte sur les débris jaunes et or sortant d'un sommeil de mort, la source fraîche et l'amer, le calendrier mystique, l'herbe tueuse, la fièvre inversée, la neige en accords brisés et le brelan cupide, le rendez-vous oublié et la jubilation du sang, le cul retourné. La question femmes ne se pose plus car aussitôt posée elle coule entre les jambes : ça me mouille le cerveau ; mon spéculum est en tire-bouchon, je me débouche la mémoire pendant leurs arpèges inexpressifs et randomisés, stridulés en ondes brunes, c'est une énigme à rebours qui aveugle celui qui voit et boit et croit, toute croyance pavoisée à l'intérieur de l'organe. Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. 

Mauvaise foi, bêtise, peurs croisées, mesquinerie, courte vue, tout cela tombe dans le bénitier, mais qu'importe après tout, quand son con ouvre sur une théorie de nombres dansants ? Elle ne l'aperçoit pas, dans sa terreur à ne pas se mouiller, à rester sur le seuil, mais, pourtant, la voix et le sang, et les doigts et la peau, précipitent depuis le ventre ce fleuve qui nous emporte au-delà de nous-mêmes, à travers les larmes, de l'autre côté des saveurs. 

Elle avait raison, je n'aurais pas dû me plaindre. Elles n'existent pas : comment leur en vouloir ? Joie et esprit mêlés, à leur corps défendant, c'est par effraction qu'on peut les aimer, et d'aucune autre manière, si l'on veut rester vivant.

mercredi 17 juin 2020

Disparition


Personne ne renaît à soixante-quatre ans. Certains meurent, d'autres abdiquent. (Il est toujours possible de mourir avant l'heure, bien sûr — on n'oublie jamais cette porte entr'ouverte sur la consolation du silence réel, car le mauvais silence, le faux silence des hommes est bien plus difficile à endurer.) Renaître est pourtant la seule chance qui me reste. Les jours épuisent leurs longues séries d'instants, sans qu'aucune péripétie ne vienne les distraire d'une accumulation lancinante et dérisoire, sans que le moindre cahot ne fasse irruption entre deux masses de secondes et leur donne une direction nouvelle. La vieille route est embarrassée jusqu'à devenir poisseuse et impraticable : chaque pas est un exploit silencieux. Je me consume dans un brasier froid, au fond duquel pourrissent les pages d'un journal arraché à la sidération.

Abdiquer : Renoncer, de plein gré ou non, à de hautes fonctions, à l'autorité souveraine.

Ai-je jamais eu sur moi une autorité souveraine ? Rien n'est moins sûr. Mais si j'ai renoncé à cette autorité, souvent, c'est parce que je croyais qu'elle était donnée une fois pour toutes. (Elle dit, comme les jeunes : « C'est bon, quoi ! » Il est facile d'entendre ce qui se cache derrière cette béquille. Elle, pourtant, semble ne pas s'entendre parler. (C'est bien ça, le drame : elle ne s'entend pas.))

Abdiquer :  Emploi absolu. Renoncer à agir (par contrainte ou par apathie).

Apathie : État d'une âme devenue volontairement étrangère aux affections sensibles (dites "passions" dans le vocabulaire des stoïciens). Indifférence affective se traduisant par un engourdissement physique et moral avec disparition de l'initiative et de l'activité.

Souvent j'aimerais être ce qu'on appelle un animal à sang froid. Hélas, il ne n'a pas été donné de connaître cet état. Même dans mes rêves je suis plus proche de l'ébullition que de l'ataraxie. La moindre absence de réaction m'irrite les nerfs autant qu'une rage de dents. Tout est réponse. C'est bien le problème : il ne peut exister de non-réponse.

Avez-vous déjà essayé de parler avec quelqu'un qui ne s'entend pas ? Vous m'en direz des nouvelles. Soulever chaque énoncé revient à escalader une montagne. Ces gens-là se coulent dans une langue qui traîne derrière elle de lourds containers de phrases pêle-mêle, recroquevillées les unes sur les autres, accouplées comme des monstres, culbutées comme les branches mortes par la tempête. Ils habitent de désolantes cathédrales où résonne la rumeur de la meute. On les voit rebondir de mur en mur, à chaque fois arracher quelques syllabes des expressions qui y sont accrochées, on ne sait jamais quand ils vont arrêter ce désespérant jeu de flipper qui les amènent invariablement au même trou, dont ils ressortent, mus par un invisible ressort, idiot et têtu, qui les relance, increvables, dans le bruit du monde. Moins il y a de passion dans leur verbe, plus il y a d'agitation dans leurs paroles. Entre saccades et saccages, ils projettent les mots comme des balles de peinture : jeu idiot joué par des sourds-muets qui miment la conversation dont ils ne comprennent pas le sens.

Renaître ? Par où passer, quelle voie encore vierge emprunter, rejoindre quelles douleurs, quelles règles nouvelles observer, si l'on veut reprendre vie, c'est-à-dire persévérer dans la solitude, la durcir, la consacrer ? Sans doute faudrait-il à chaque fois couper les ponts, refuser les alliances, faire la sourde oreille, mais on est bien obligé d'admettre que certaines conditions matérielles sont incontournables : on survit avant de vivre. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

L'autorité se conquiert de haute lutte, jusqu'au dernier souffle. Le premier thème du vingt-quatrième concerto en ut mineur, de Mozart, voilà l'autorité réelle, celle qui n'a pas peur de se nier elle-même. Quand Beethoven énonce (dans son troisième concerto) : Ut-Mib-Sol, Mozart, lui, écrit : Ut-Mib-Lab… Incroyable la bémol… Beethoven ne pouvait suivre Mozart, parce que lui, Beethoven, était rivé au sol, à la terre, à la matière, et à l'homme. Il préfère en rester à la troisième note de l'accord parfait de tonique, pour en démontrer la puissance inaugurale, pour s'inscrire, circulairement, dans la démonstration tautologique de la cadence parfaite. Mozart, lui, et immédiatement, sans préambule, ouvre la tonalité, en écarte les cloisons, sans aucune crainte, dans un geste qui rappelle un peu les ivresses harmoniques de sa quarantième symphonie. Il n'a écrit que deux concertos dans le mode mineur, et il va, dans le Vingt-quatrième, utiliser tous les arcanes expressifs de ce mode, pour le plier et le déplier comme jamais, avec une souplesse et une inventivité inouïes. Personne ne peut seulement imaginer ce que Mozart aurait pu composer s'il avait encore vécu vingt ans. À quoi aurait ressemblé son cinquantième concerto pour piano ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aurait pas fait du Beethoven, et qu'il n'aurait pas continué à faire du Mozart, car il n'a jamais continué. 

Le jour ne se lève plus pour moi. C'est sans doute parce que j'ai écrit cela hier que l'ordinateur (ou Blogspot et son système de sauvegarde automatique (c'est un comble !)) a effacé (ou plutôt englouti) tout ce que j'avais péniblement écrit dans la journée. Rage incontrôlable depuis hier. Je n'arrive pas à accepter cette disparition. C'est la première fois qu'une chose pareille m'arrive. Toute une journée de travail envolée, réduite à rien. Et pas seulement une journée, car ce ne serait pas grave, mais sans doute ce que j'ai écrit de meilleur depuis des lustres. Ce n'est pas loin et c'est pourtant inaccessible. Bien sûr, je sais quelles étaient les idées développées dans mon texte, mais ce ne sont pas ces idées qui étaient importantes, c'étaient les phrases, c'étaient les enchaînements, c'étaient les ellipses, qui en faisaient autre chose, et qui ne me viennent plus du tout aujourd'hui. C'est à devenir fou, vraiment. J'ignorais qu'on pouvait autant regretter un texte qui s'était écrit plus ou moins tout seul. J'ai essayé une partie de la nuit de le retrouver, mais je sens bien que plus j'essaie plus il s'éloigne de moi. Ce matin, je me suis réveillé de quelques courtes minutes de sommeil, hagard, nauséeux, comme au bord d'une forme de tétanie.

Il y a tant de choses dans les mots et tant de mots dans les choses. Comment retrouver la trace du chemin qu'on a recouvert en même temps qu'on le découvrait ? Je retrouve péniblement des bribes de ce texte, et ce sont justement ces bribes qui dissimulent le texte lui-même. Il faudrait que j'oublie tout pour le retrouver peut-être. Le jour ne se lève plus pour moi… Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait, quand avec lui j'avais la certitude d'accéder au réel en train d'éclore. Lève toi tout seul, pauvre idiot ! J'ai enfin compris que je ne suis rien pour toi. Lève toi tout seul, quand tu peux, quand tu veux, lève-toi pour les autres. Ce n'est plus mon problème. Moi je reste dans le noir. Je n'ai même pas le petit plaisir de vivre à l'envers, d'être contre toi, car le sentiment de la vie m'apparaît si caricatural que j'ai envie de le ridiculiser. Couche-toi, lève-toi, relève-toi, recouche-toi, reste là, dans le noir, sans bouger, sans rien dire, personne ne s'en rendra compte.

Sa tête sur le volant, c'était bien lui, c'était bien la voiture, la 504 blanche à boîte automatique, sur la route que je connaissais par cœur, dans cette après-midi ensoleillée de printemps ou de début d'été. Il y avait des gendarmes, quelques badauds, peut-être des pompiers, je ne sais plus, c'était lui, c'était son ami, aussi, assis à côté, à la place du mort. Je ne vois plus que ce moment, très bref, et puis, un peu auparavant, nous trois, la mère, le frère et moi, à la Fuly, dans le jardin, près du grand épicéa, je vois le gravier, la lumière, je ne vois pas les visages, mon frère est pressé, il dit qu'il faut se dépêcher, il nous conduit là-bas, aux Quatre-Chemins, il essaie de nous rassurer, ou peut-être lui, ce n'est pas grave, le sang coule. Je n'entends pas parler ma mère. Peut-être ne dit-elle rien. Si, elle doit dire : « Robert ! »

Quand je pense que, bien tranquillement, je faisais autre chose, pendant que ce texte était prétendument enregistré dans la mémoire du site, comme si le fait de le laisser reposer lui donnait de la consistance, le durcissait, le pérennisait… J'avais envie de penser à autre chose, parce que j'avais travaillé dur pendant une douzaine d'heures. L'oublier un peu me le ferait retrouver avec plus de plaisir…

Robert ! Il y en a sans doute qui pensent que ça n'a pas la moindre importance, que le nom du père soit un de ces noms qui ont complètement disparu de la partition et de l'oreille d'un peuple. Je ne le crois pas. On se retourne sur ses pas, et on ne reconnaît plus rien. Enregistré ! Oui, on a des enregistrements, des photos, des actes de naissance, et même des objets, j'ai longtemps porté les chaussures de mon père, j'ai encore un foulard, mais plus personne ne porte ce nom. Il ne se tient plus que là, sur cette page, et encore, parce que je décide de l'écrire, de le prononcer. À quoi ai-je pensé, toutes ces années ? Il y a tant de choses dans les mots. Et ces mots qu'on plie et déplie, sans y penser, tout à coup, quelque chose en sort, comme un Nom, qui se porte jusqu'à nous, car tous les mots proviennent des noms et y retournent — il y a tant de mots dans un nom, assemblés en lui comme une gerbe muette qui repose jusqu'à ce qu'on l'éveille. C'est par la mort des autres qu'on renaît au sens. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

Si Mozart avait vécu vingt ans de plus, à quoi aurait ressemblé la branche musicale qui aurait poussé, entre Beethoven et Schubert, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ? Les aurait-il inspirés, ou les aurait-il accablés de tout son génie ? (Imaginons seulement l'opus 111 composé du temps d'un Mozart vivant…) Haydn disait à Beethoven qu'il lui donnait l'impression d'être « un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes ». Combien de têtes aurait-il eues s'il avait dû partager la scène avec le vieux Mozart ? Un Mozart créant lui-même sa quarantième sonate pour piano, le jeune Schubert lui tournant les pages… Auraient-ils abdiqué, les deux jeunes, devant le vieux génie ? Bien sûr, personne ne peut le croire, aujourd'hui.

Tout mon corps se révolte contre la perte de ce texte. Je me suis volé moi-même. C'est incompréhensible. Le texte est là, à portée de main, dans la pièce à côté, mais la porte est fermée et je n'ai pas la clef. C'est à devenir fou. Personne ne renaît, j'avais donc raison. J'ai dormi quelques heures ce matin, en espérant que le sommeil me rendrait mon bien. Ça ne marche pas. Si j'avais une perceuse, je ferais un trou dans mon cerveau, il doit bien être quelque part. Se réveiller, c'est renaître au désespoir. Si je ne sais pas le récrire, ce texte,  c'est donc qu'il n'était pas vraiment en moi (de moi ?) ? Où était-il, alors ? Qui l'a écrit pour moi ? Trop de choses dans chaque mot ? Ces questions alignées les unes derrière les autres sont détestables. J'ai envie de mordre. Je n'ai personne à mordre. J'ai encore rêvé d'Anne, ce matin. Ma main ne va pas assez vite. Tout est passé, même le présent. Anne et Luna, mais une Luna qui avait l'aspect de Salman, comme souvent dans mes rêves. Je n'ai pas entendu ma mère dire : « Robert ! » Je l'ai seulement imaginée. Tant de choses dans un nom… Il doit bien exister des drogues qui permettent de se rappeler les événements récents, non ? Pourquoi écrit-on « se rappeler » ? Pourquoi n'écrit-on pas simplement « rappeler » ? Je rappelle à moi les gestes que j'ai faits dimanche, sur un clavier d'ordinateur, gestes qui ont produit un texte, lettre après lettre, touche après touche (quand on écrit avec un stylo, on écrit mot à mot, quand on écrit avec un clavier, on écrit lettre à lettre). « Il s'appelle reviens », comme on disait dans mon enfance, prêtant quelque chose à quoi on tenait. Foutu Blogspot, je t'ai prêté mon texte, et tu ne me l'as jamais rendu. Les ruses de l'informatique sont incroyablement tordues, dès qu'il s'agit de nous voler une partie de nous-mêmes. Je me souviens de ces sessions d'improvisation où l'on se trouvait génial, et que, bien sûr, personne n'a jamais enregistrées. Mais rien qui se rapproche de la fureur que j'éprouve aujourd'hui. Ça me tiraille partout dans les organes, je sens les tissus déchirés, tendus à rompre. Désespoir des autres. La plupart sentent déjà l'agonie de la répétition, le petit calcul, la préservation méthodique de l'acquis. Ah, cet acquis grotesque qu'ils trimballent partout avec eux. Leur petit baluchon de croyances et de désespoirs. Je me revois improviser des journées entières, dans la petite pièce aux murs peints en rouge, à Valliguières. Ces choses si lointaines sont moins inaccessibles que ce texte écrit il y a deux jours. Les Indiens, et Françoise, dans la chambre, à côté, que j'entendais chuchoter. Le petite terrasse donnant sur les champs d'asperges et de cerises. La grande cuisine jaune et sa grande cheminée, il y a eu tellement de monde, dans cette maison… Où est-ce que ça se trouve, tout ça ? On dit "dans ma mémoire", mais ça ne veut rien dire, ça. Personne ne nous dit ce qu'est la mémoire. Où elle se trouve. Au départ, ce texte s'intitulait « Le cinquantième concerto de Mozart », mais ce titre n'a plus de sens. Je vais le changer. Il pourrait maintenant s'intituler « L'Autorité », car je me demande qui a cette autorité, sur moi et ma mémoire. Pas moi, en tout cas, ça c'est sûr.

J'abdique, je ne réussis pas à retrouver mon texte. Il est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le vois bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est bon, quoi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des crevasses, des murs, des portes, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots qui sont enfin délivrés de leur sens. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve de tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.

mardi 9 juin 2020

Oublier Mozart


Souvent, il arrive qu'on le mette de côté, pour voir ce qu'est la vie sans lui ; mais dès qu'il disparaît quelques jours, elle devient maussade, légèrement oppressante, ennuyeuse. J'ai beau le savoir depuis très longtemps, je continue, à intervalles réguliers, à tenter de m'en passer. Je l'oublie, enfin, je fais comme si je l'oubliais ; je ne veux rien savoir de lui ; dès qu'il vient à mon oreille, je fredonne Schubert, ou Granados, et je continue à faire ce que j'étais en train de faire, comme si de rien n'était. Tous ces petits évitements, tous ces oublis, tous ces manques finissent par s'accumuler, et, un beau matin, au lever, je me précipite pour mettre le 27e concerto sur la platine, ou bien j'ouvre la partition d'un quintette. Je respire à nouveau à pleins poumons. Je revis. Je pèse vingt kilos de moins. Immédiatement. Quoi qu'il se passe dans ma vie par ailleurs. 

Mozart, c'est l'oxygène. C'est l'air transparent. C'est la lumière le matin. C'est la journée qui s'ouvre ("allegro aperto") . C'est le Temps lui-même qui nous prend avec lui. Vous pouvez chercher. Nulle part ailleurs vous ne trouverez ça. Il a créé un monde qui n'a pas été continué. Il a ouvert un chemin secret. Heureux ceux qui le parcourent : ils connaissent la Grâce.

jeudi 4 juin 2020

Sur la page


Louise arrive sur la page : c'est le plein été. Elle voit tous ces corps nus, par dizaines ; se déshabille. François la rejoint ; s'allonge près d'elle. Deux phrases au clavecin. Une danse. Il court vers l'eau, se retourne, et fait un signe à Louise. Elle se redresse sur la serviette, attrape la crème solaire, commence à se frotter les cuisses. Elle fait pénétrer la crème avec conviction, descend sur les mollets, qu'elle masse vigoureusement en passant. Son téléphone sonne, on entend quelques mesures de la courante de la suite en la mineur de Couperin. Louise s'essuie les mains sur la serviette. François nage, il est heureux de nager, il nage de toutes ses forces. On voit Louise parler dans son téléphone portable, de la main gauche elle descend les lunettes de soleil qui se trouvaient au-dessus de sa tête. On peut lire le titre du livre qu'elle a apporté avec elle : "L'Art de toucher le clavecin". Elle a fini de parler, elle range le téléphone dans son sac de plage. Elle reprend le tube de crème solaire au moment où un homme s'approche, se penche vers elle et lui parle. On ne sait pas ce qu'ils se disent. C'est surtout l'homme qui parle. Louise le regarde d'en dessous, la tête penchée, sa main gauche sur son genou, la droite jouant machinalement avec le tube de crème. François est en train de se noyer. Il est porté par un courant marin puissant qui l'entraîne au large, il est pris de panique, il essaie de lutter mais il voit qu'il n'y parvient pas, il boit la tasse par instant, il résiste à l'envie de faire des signes de détresse. Il aperçoit le drapeau orange, et comprend qu'aucun nageur ne s'est aventuré aussi loin que lui, l'idiot. Il pense au nouveau clavecin qu'il vient d'acheter, très cher, à Anthony Sidey, et se dit qu'il ne l'aura pas utilisé longtemps. C'est plus fort que lui, il fait des signes pour attirer l'attention de Louise, il a peur. Louise, qui le regarde du coin de l'œil, répond à ses signaux, qu'elle prend pour les manifestations enfantines de celui qui veut être admiré. François est un bon nageur ! L'homme avec qui elle est en conversation lui montre un autre homme, assis un peu plus loin, elle fait "non" de la tête, mais elle sourit en leur montrant François du doigt. Ils se serrent la main, l'homme s'en va. François suffoque, il se demande s'il ne devrait pas faire la planche et se laisser porter par le courant mais il n'ose pas prendre cette décision. François n'a jamais été un homme de décision. Il maudit Louise qui semble se moquer de lui. Pourquoi l'a-t-il suivie sur cette plage de crétins où tout le monde est nu, alors qu'il déteste ça ? Louise se passe de la crème solaire sur les seins, sur le ventre, sur les bras, sur la figure. Puis elle ôte sa culotte, en jetant quelques regards rapides autour d'elle. Elle voit les deux hommes, non loin de là, dont celui qui est venu lui parler, qui la regardent en souriant. Ils sont assis sur leurs serviettes. Elle trouve leur sourire malsain. Elle se met sur le ventre et attrape son livre. François attrape la main du type qui est venu à son secours, et qui est encordé. L'autre le prend à bras-le-corps, le met à moitié sur son dos, et se laisse tirer par la corde. Bientôt il est sur le sable, il vomit tout ce qu'il peut, ça va, pas besoin d'appeler les secours, il vomit encore, c'est douloureux. Il sent une main sur son front, une main féminine. Il aperçoit du coin de l'œil un sein blanc, il entend des voix, il ne comprend pas ce qui se dit. Il a honte. Il a froid. Louise écarte un peu les cuisses, le soleil est juste dans l'axe de son sexe, c'est bon de sentir cette chaleur à cet endroit, sans rien pour y faire obstacle. Son téléphone sonne à nouveau mais à la sonnerie elle sait qui l'appelle et décide de ne pas répondre. Elle veut prendre du bon temps. Quand la sonnerie s'arrête enfin, elle attrape son portable et l'éteint. François se met sur le dos et au même moment il pense qu'il est nu. C'est là qu'il reconnaît la femme. C'est Tones, la chanteuse. Elle a vieilli, mais c'est elle, aucun doute. Elle lui demande comment il va, il la remercie, mais elle lui dit : « Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est Richard ! » « Merci Richard, vraiment merci ! » « Pas de problème, mec, pas de problème. » « Heureusement qu'ils avaient une corde ! » François pense à son clavecin, à Paris, son magnifique clavecin. Tones est nue, pas très bronzée, Richard est nu, très bronzé, beau mec, bien bâti. François reconnaît le sein qui l'a frôlé tout à l'heure, il faut qu'il arrête de regarder les seins de Tones. Elle a remis ses lunettes de soleil. Elle se lève, elle demande à François s'ils peuvent le laisser seul, ils vont aller boire un verre. Oui, oui, tout va bien, et merci encore, hein ! Elle passe une culotte, dépose un baiser sur la joue de François et ils se mettent en chemin. Il a encore vu son sein de très près quand elle s'est penchée vers lui. Louise a de très gros seins. Elle s'est rassise et regarde vers la mer pour y chercher François. Elle ne le voit pas. Elle irait bien se baigner aussi, mais les deux types la matent encore, et se lever, avec le mouvement que feront immanquablement ses seins à ce moment-là la dérange, tant que ces deux-là seront à la regarder, leur petit sourire aux lèvres. Elle se rallonge sur le dos, ferme les yeux, passe sa main sur son ventre, la repose sur le sable. Il bande un peu, mais après tout, il s'en  fiche. Un vieux type vient s'asseoir à côté de lui, dans la marge, et lui dit qu'il a bien de la chance, ah bon, vous trouvez, ah oui, quand-même, c'est pas tous les jours qu'on est dorloté par Tones, dit-il avec un fort accent corse. François pense à Louise, il pense à ses seins, et il se remet à bander. Alors, il se lève, dit au revoir au vieux Corse, et cherche son amie des yeux. Elle a dû aller se baigner, sa serviette est là-bas, un peu plus loin, avec leurs affaires, sur la page du livre intitulé "L'Art de toucher les seins", ouvert aux pages 46-47, au moment où Louis suit dans une chambre d'hôtel deux femmes rencontrées sur une plage où il était parti se baigner avec Françoise, la claveciniste qui l'accompagnait dans le récital qu'ils ont donné hier soir à Ajaccio.

Couperin a beaucoup perdu. Il a beaucoup bu. Il va se promener sur la plage, il s'allonge, il est fatigué, la tête lui tourne. Arrêter de jouer, bien sûr, oui, il va arrêter, mais pour l'instant, il doit d'abord regagner au moins une partie de l'argent perdu, il n'a pas le choix. La femme est seule. Elle a entre 45 et 50 ans, une très grosse poitrine, et il lui semble qu'elle est aisée. Elle regarde ce type en smoking qui vient s'allonger à même le sable, mal rasé, et qui semble sur le point de s'endormir. Il est jeune, plutôt beau mec, et on voit tout de suite qu'il n'est pas là pour draguer. Elle le voit se mettre sur le côté, il lui tourne le dos. Aux soubresauts qui agitent son dos, elle comprend qu'il est en train de pleurer. Elle observe la scène discrètement, mais la réaction d'une très jeune fille qui se trouve de l'autre côté, face à lui, la surprend : la fille se lève d'un bond, d'un air dégoûté, et court se baigner en disant quelque chose qu'elle ne peut entendre. Elle remet son soutien-gorge, se lève, et se dirige vers l'homme qui pleure. Arrivée à quelques pas de lui, elle entend distinctement un enfant qui crie à sa mère : « Maman, il a vomi ! » en montrant Couperin du doigt. Elle bifurque légèrement, continue son chemin et va à l'eau d'un pas lent. Blandine (elle se nomme Blandine) marche lentement à cause de ses seins. Une fois qu'elle sera à l'eau, elle pourra les oublier un peu, mais quand elle marche sur une plage, elle doit y faire attention. Son mari lui dit souvent qu'une des choses les plus érotiques qu'il ait jamais vues sont les seins de sa femme quand ils sont en mouvement, un mouvement lent, placide, majestueux. Oh, pour ça, il est servi, le mari ! Elle a essayé toutes sortes de soutien-gorge, mais aucun n'a jamais eu le pouvoir d'empêcher ses seins de bouger quand elle marche. Couperin s'essuie la bouche avec un mouchoir blanc et recouvre de sable ses vomissures. Il ôte sa veste et se rallonge. L'enfant le regarde en mangeant une glace, son petit sexe ridiculement dressé. Blandine est entrée dans l'eau, elle nage lentement, sans se mouiller les cheveux. Deux jeunes types nagent dans son sillage en se parlant. Ils s'adressent maintenant à elle, mais elle ne comprend pas leur langue. Elle nage vers la plage puis reste un moment allongée sur le ventre, contre le sable mais encore dans la mer, posée sur ses coudes, et observe Couperin qui a les yeux fermés. Il porte une chemise blanche et un pantalon noir, il a les jambes repliées, il est très pâle et décoiffé. Il rêve de Françoise, il l'appelle au téléphone pour lui emprunter de l'argent, elle ne répond pas. Il est certain que c'est intentionnellement qu'elle n'a pas répondu. Dans son rêve, elle se trouve là, sur la même plage que lui, avec Louis, ce claveciniste complètement décadent. Il imagine Louis au sein de Françoise, en train de la téter goulûment, comme un sale gosse affamé. Françoise a de gros seins laiteux qui pendent au dessus de la bouille écarlate de Louis en train d'agiter ses jambes comme un crabe qui se serait retrouvé sur le dos. Il s'est vomi sur le ventre. Mais c'est à lui, Couperin, que Françoise s'adresse, en lui demandant s'il va bien. Blandine est penchée au-dessus de Couperin. Il ouvre les yeux car elle lui cache le soleil, il grelote. « Ça va ? Vous avez eu un malaise, je crois. Je peux vous aider ? » Elle jette un coup d'œil qu'elle espère discret au monticule de sable qui recouvre le vomi. Ça réveille son instinct maternel. Couperin cligne des yeux, il ne comprend pas tout de suite qui est cette femme mais très vite il la reconnaît, il se redresse, remercie, se recoiffe d'une main. « Vous êtes malade ? Je peux faire quelque chose ? » Il voit sa volumineuse poitrine et pense à la nuit qu'il vient de passer. Il a très mal à la tête, et remarque les bagues de prix que Blandine porte à plusieurs doigts. « Quelle heure est-il ? » Il est bientôt midi et elle lui propose de venir avaler quelque chose et prendre un cachet vous ne pouvez pas rester comme ça. Couperin se lève, remet sa veste, il tient tout juste debout, il a envie d'un verre de lait, oui, c'est une très bonne idée, ça, un verre de lait. Elle l'aide à marcher, elle rougit. Elle se dit qu'elle pourrait l'allaiter, mais qu'est-ce qui me prend de penser des choses pareilles ? Contre son bras il sent le sein tiède de la femme, andante, qui remue paisiblement. 

Dieu sait pourquoi cette folle de Louise a finalement suivi ces deux hommes jusqu'à l'hôtel ! Elle a entendu parler de ce nouveau bizness : des types écument les plages avec des caméras à la recherche de filles qui acceptent de tourner un bout de film, nues et souvent plus. 500 euros pour une demi-heure, c'est tentant. 

Couperin observe François qui passe près de leur table, l'air complètement perdu, qui a l'air de chercher quelqu'un. Il boit son verre de lait en souriant à Blandine. Elle lui tend un cachet pour son mal de tête. Pendant qu'elle referme son petit sac, il regarde ses pieds, aux ongles parfaitement faits, cinquante ans ? Il sait qu'il attire les femmes d'un certain âge, c'est comme ça. Françoise est une exception dans sa vie. Rien à faire, avec elle, elle cherche un mari, sérieux, sur qui elle peut compter, et sa vie "lui fait peur". Elle rougit, la rougeur descend entre ses seins, il lui sourit pour la mettre à l'aise mais son sourire accentue encore son érythème pudique. Elle allume une cigarette, croise les jambes. Il lui pose des questions, l'autre tient la caméra, elle refuse d'enlever le bas. Elle pensait que c'était sa poitrine qui les intéressait. Elle regrette d'être venue mais il ne sera pas dit qu'elle se dégonfle. C'est François qui lui avait montré ce genre de vidéos, elle pense qu'elle va l'épater. Si elle a un petit ami ? Ça ne vous regarde pas. Il veut toucher, il soupèse son sein droit et lui demande en riant si elle en connaît le poids. Le type qui filme dit : « Cent pour cent naturels ! » Tout à coup Blandine a un doute : et s'il s'agissait d'un professionnel ? 

Il y a quelques mois, Couperin avait voulu en finir. Il était allé à Versailles un dimanche matin très tôt et avait tenté de se pendre aux grilles du parc du Château. C'est Louis qui l'avait trouvé, se débattant avec sa corde ridicule. Louis l'a accompagné chez Françoise, dans le XVIe, et c'est là qu'il a fait connaissance de celle-ci. L'appartement était encore plongé dans le noir, elle avait ouvert la porte en peignoir, encore ensommeillée, pas maquillée, et quand elle avait vu les marques rouges sur le cou de Couperin, elle avait piqué une crise de nerfs. Ils ont pris un petit déjeuner tous les trois, il se souvient que Françoise avait mis de la musique, les Dichterliebe de Schumann. Il n'avait jamais entendu quelque chose d'aussi triste qu'Im wunderschönen Monat Mai ! En sortant de chez eux, il s'est précipité chez un disquaire pour acheter le disque, par Cortot et Panzera. Merveilleux moi de mai, oui, il s'est dit que si Françoise écoutait ce genre de musique toute la journée, il comprenait les envies de suicide de l'autre.

Louise a repris le chemin de la page. Elle se réjouit de faire la surprise à François : ces 500 dollars, elle lui en fera cadeau, à la condition qu'il ne lui demande pas de quelle manière elle les gagnés. Au lieu de continuer vers la mer, elle décide d'aller prendre une douche dans la chambre. Dans le hall de l'hôtel, elle se rend compte qu'elle transpire abondamment. Elle ralentit le pas. À mesure qu'elle ralentit le pas, elle sent que son cerveau ralentit progressivement, jusqu'à s'arrêter complètement. Elle a juste le temps de s'asseoir sur un fauteuil qui se trouve là, et de sentir que son cerveau arrive au point mort. Elle respire, elle voit, elle entend, mais elle ne pense plus. Rien ne lui vient à l'esprit, rien du tout. Ne pensant rien, elle n'a plus aucune volonté, aucun désir, aucun besoin, si ce n'est celui de continuer à respirer. Elle se tient droite, sur le fauteuil, son sac sur ses genoux. Elle attend — et encore est-ce trop dire. Sa poitrine se soulève régulièrement, et retombe régulièrement, lentement, puis très lentement. 

Blandine et Couperin s'embrassent quand on entend le bruit d'une chute.

François la rejoint, enfin. Il s'allonge près d'elle, prend sa main. Une sarabande, deux phrases au clavecin. Il court sur la page, se retourne, fait un signe à Louise. Noir d'encre. Il introduit sa clef en elle. Elle entend le bruit de l'eau, les vagues, le vent, le goût du sel, elle pleure, elle flotte, un oiseau se pose devant elle, sur l'eau, et la regarde fixement. Elle se noie. L'oiseau parle : « Louise ! » Elle se réveille dans la chambre, nue sur le lit, mouillée encore. « Louise, je te cherchais partout ! » 

Blandine et Couperin sont dans une chambre. Elle lui demande combien il doit à ces types. Elle lui fait un chèque qu'elle glisse entre ses deux seins, en disant : « Zwischen ! » Il entre en elle. Elle serre son cou au moment où il va jouir. Il est nu, il se lève, va se regarder dans un miroir, voit les traces rouges sur son cou, se précipite au dessus de la cuvette des toilettes et vomit bruyamment. Blandine le rejoint dans la salle de bains, enjambe Couperin, s'asseoit sur la cuvette des toilettes et se met à uriner dans sa bouche en lui tenant la tête. Il se noie mais il n'a personne à qui faire signe pour qu'on vienne le sauver. 

———

C'est le soir. Louis joue les Ombres errantes. Françoise lit : « She closed the book, and slept. » Elle lève les yeux de son livre, regarde Louis, qui lui semble tout à coup très vieux, qui semble s'enfoncer, au fur et à mesure qu'il joue, dans les profondeurs obscures de la pièce de Couperin. Elle a la sensation que la musique s'alentit, pèse de plus en plus, creuse dans la nuit qui vient un tunnel par où ils vont tous les deux disparaître, que la vie elle-même est en train de perdre son tempo, que le métronome céleste n'est plus remonté par personne, qu'il ralentit encore, qu'il va bientôt s'arrêter définitivement, que le monde va arriver à son point mort. 

On entend des cris étouffés d'enfants, l'immeuble vibre, les vitres du salon sont recouvertes d'une pluie noire qui les rend opaques. Louise reçoit sa mère et lui sert du thé. En sourdine, les Baricades mistérieuses. Les deux femmes se taisent, on les sent gênées, embarrassées, lasses, la lumière s'éteint, il reste une bougie, sur un guéridon, qui éclaire vaguement leurs visages creusés et flottants. Louise est enceinte, sa mère aussi. La fille s'asseoit près du guéridon sur lequel se trouve la seule source lumineuse de la pièce, prend un manuscrit, regarde sa mère, et commence à lire :

« C'est le plein été, elle voit tous ces corps nus, par dizaines, se déshabille. François la rejoint. [Deux phrases au clavecin. Une danse.] Il court vers l'eau, se retourne, et fait un signe à Louise. » Le téléphone sonne. Louise parle dans son téléphone portable tandis que du bras gauche elle fait signe à sa mère qui porte sa main à sa poitrine. Louise parle très bas, il semble qu'elle rougisse, elle parle encore plus bas. Blandine se lève avec sa tasse de thé et sort de la pièce. On distingue le nom "Couperin" parmi les chuchotements de Louise, on voit qu'elle pleure. La mère est maintenant à la porte de la pièce, appuyée contre le chambranle. Elle regarde sa fille, elle a l'air terrorisée. Celle-ci repose le téléphone. La bougie s'éteint. On entend leurs respirations et la pluie contre les vitres. 




Dans la marge : (Il note sur une feuille de papier : encre, vomi, mer, larmes, urine, lait, notes, voyeur, musique, mort, couple, personnages, filiation, noyade, seins, clavecin, gestation, nourriture, phrases, plage, marge, montre, caméra, jouer, ombres, caractères, emboîtement, échos, induction, croisements, échange, modification, incestueux, tempo. Il glisse la feuille de papier pliée en quatre dans une enveloppe. Sur l'enveloppe, il écrit : Monsieur et Madame François-Louis Couperin, rue Raoul Verlet, Paris. Au dos de l'enveloppe, il indique, comme expéditeur : Blandin, 11, rue des Barricades, Chaumes-en-Brie. Il colle un timbre, et range la lettre dans le tiroir de son bureau. Puis il rouvre le tiroir, en sort la lettre, l'examine un instant, puis la déchire en mille morceaux.)

mardi 2 juin 2020

Cora lit


Cora a enregistré quelques uns des textes que j'ai écrits et publiés ici. (Je dis "Cora", mais je ne sais pas son nom, car elle refuse, bizarrement, de le donner.) Elle fait ça très bien. (Ils sont étranges, vraiment, à refuser de faire connaître leurs noms. Je ne comprends pas cette manie.) Cette jeune femme, que je ne connais pas, a une voix remarquable. Elle sait s'en servir. Elle avait déposé un enregistrement, follement érotique, sur Facebook, sorte de variations sur Alice, qui m'avait stupéfié.

Je ne me suis pas trompé. Bien qu'elle n'ait jamais fait de comédie (c'est en tout cas ce qu'elle me dit), elle prend mes textes d'une façon qui m'enchante. Enfin, je peux les voir de l'extérieur ! Je peux enfin savoir ce qu'un lecteur entend. C'est précieux. 

Elle prend mes textes… Comme un homme prend une femme. 

Je suis parfois très surpris ce ce qu'elle en fait, mais toujours intéressé. C'est un peu comme si elle corrigeait mes textes, car, à sa lecture, je vois immédiatement ce qui est mauvais. Je vois aussi ce qui semble ne pas devoir être entendu.

Quand je dis qu'elle (Cora) a une voix remarquable, ce n'est bien sûr pas de son organe que je parle, mais de son instrument. Est-ce spontané, je l'ignore, mais son clavier est large, elle a le désir d'aller chercher loin sur sa palette ; c'est assez rare pour être signalé, surtout à une époque où la lecture blanche est canonique. 

Elle doit bien avoir des modèles, pourtant… Enfin, comme j'ignore tout d'elle, je peux tout imaginer. 

Ce qui serait drôle, c'est qu'elle lise ce texte. Hum…

Cora, voulez-vous lire ceci ? Ceci. Ou bien cela. Ou bien encore… Lire tout court. Lire. Lire… Et relire. Repassez par là, s'il vous plaît, mais pas par ici, non. Là, il vaudrait mieux ne pas… insister. INsister. Pensez qu'il s'agit d'une partition. Vous voyez, cette phrase, là ? Eh bien, c'est le thème. C'est un thème assez viril, assez droit. Mais vous pourrez aussi bien le féminiser, en y revenant, en modulant. Il s'agit d'une partie soliste. « Baudrillard n'a pas toujours eu la vie facile ! Quand il habitait dans le 13e, dans une tour, et qu'il souffrait la faim, c'était pas très simple ! » (Ça c'est ce qu'on pourrait appeler une digression, vous voyez…) « Il a eu du mal à publier ses premiers textes. » Pensez partition, Cora ! Partition. Digression. Obsession. Oppression. 

Je ne sais rien d'elle. Ah si, elle habite Bruxelles, je crois. Enfin, c'est ce qu'elle dit. Elle a parfois tendance à ne pas bien prononcer les finales en ose… Ou alors c'est son enregistreur qui est mauvais, je ne sais pas. Mais elle ose. Ah oui, quelquefois elle ne prononce pas bien les « O ». La différence entre Nicole et la Beauce, je veux dire. Pourtant elle n'est pas méridionale, enfin je ne crois pas. Hum… (Saurait-elle faire entendre que les trois points qui précédent cette phrase sont en italiques ?)

Elle a le sens du tempo, Cora. Et ça c'est important. Je ne dis pas qu'elle ne se trompe jamais, non, mais en tout cas elle a compris que c'est une des composantes essentielles d'un texte. C'est bien, ça. C'est bien. Elle ose prendre son temps, et prendre le temps à revers. Reprendre de plus loin, de plus haut. Mais je ne voudrais pas l'influencer, en disant cela. N'est-ce pas… 

Revenons à notre partition, Cora. Cora lit Cora lit. C'est possible, ça ? On dirait bien…

lundi 1 juin 2020

Lecture (Première ligne)


Incant Adas lit la onzième partie de Première ligne


dimanche 31 mai 2020

Poème pour Koh


Sa bouche faisait OK,
Mais ses orteils, eux, ils
Allaient en centre-ville.

Tudieu ! que je lui fis, 
Pas de chorégraphie.
Nous avons autre chose
À cueillir qu'une rose.

Rose des poteaux, Rose, 
Ouvre donc tes windows !
La béance à glucose,
C'est une apothéose !


— Quand de Koh Lanta nous
Revînmes à genou,
Elle fit voir son cul
À toute la tribu.


Sympa


Il y a deux manières de ne pas être sympa. On peut être rogue, et l'on peut aussi être très aimable, extrêmement aimable, d'une courtoisie extrême et sans faille, de celle qui éloigne les fâcheux. Je dis qu'il y a deux manières de ne pas être sympa, mais, à la vérité, il y en a moins, car il est évident que la roguerie, de nos jours, est l'une des branches du sympa. Il est facile d'être désagréable, on se prend au jeu très rapidement, mais force est de constater que loin d'éloigner les gens, cette attitude les ramène à nous. 

Bien sûr, tout passe — comme les mots du même ordre. Mais le cannibalisme peut aussi être compris comme la forme extrême de l'hospitalité. 

mercredi 27 mai 2020

Tout ou Rien


« Je m'intéresse à tout, moi » signale autant la déculturation (le Petit Remplacement) que : « Je ne m'intéresse à rien ». Ce sont les deux faces d'une même médaille.

Dit à la manière de Renaud Camus, ça donne : « La culture, en ce temps-là, c’était aussi ce qu’on ne savait pas, ce qu’on eût rougi de connaître, ce qu’on ne songeait pas une seconde à apprendre. »

C'est dans ce tout qu'est tombée l'École. C'est en y apprenant "tout" qu'on fabrique des crétins à la chaîne. C'est la vie, qui apprend tout, ce n'est pas l'École.

Comme l'École a singé la télé, il était normal qu'en retour la télé fasse école.

mardi 26 mai 2020

Juste


À chaque fois que j'écoute le Notre Père de Duruflé, j'ai la même réaction : cette œuvre est trop brève. On voudrait profiter de son action sur nous, en profiter toute la journée, ou au moins quelques heures. Mais sa beauté tient aussi dans sa brièveté, dans son économie de moyens, dans son humilité parfaite. Cette musique nous fait confiance. La chose qu'elle installe en nous peut devenir éternelle. 

Rien n'est appuyé, dans cette musique, rien n'est en trop, rien n'est souligné, rien n'est dit plusieurs fois. Son harmonie est la simplicité même. Elle éclaire le temps d'une lumière parfaite. On voudrait savoir écrire comme ça. On voudrait savoir vivre comme ça. 

D'où provient la Beauté ?

Du Mystère… De l'Évidence… De la Douceur… De la Justesse.

dimanche 24 mai 2020

Didier Raoult



Y a des trucs qu'on peut pas laisser passer, AMHA.

Raoult, le druide de la torsion de pointe, le chlorogourou à cheveu gras, le youtubeur Marseillais qui se fait acclamer par les chauffeurs de taxi, le virus habens des Bouches du Rhône, le Zinzin de la courbe en cloche, le mec qui vous envoie ad patres simplement parce qu'il a décidé de se laisser pousser la barbe, sur les conseils de sa femme, le patron d'institut pourri de fric qui roule en Bentley, le zyva des comorbidités, il faut le faire passer en conseil de guerre, il a trahi la patrie, il a cocufié le Président, il a mis la main aux fesses de la République, et il n'a pas d'assurance sur sa Golf GTI reprogrammée stage II. Et cette Golf GTI, est-ce que vous savez qui la conduit, la plupart du temps ? Marion Maréchal ! Je vous laisse réfléchir, les amis…

Sa chloroquine, c'est un poison violent à base de glyphosate qui a été fabriqué par des enfants esclaves en Syrie, et d'ailleurs il est financé en secret par Monsanto. Tous les ans, il part en vacances dans la résidence de Trump, qui lui offre des putes et des cigares cubains. Là bas, il roule dans un énorme 4x4 Mercedes qui pollue comme sept Renault Clio. Il a soudoyé tous les médecins qui travaillent dans son institut, il a des dossiers sur tout le monde, et il se tape systématiquement toutes les secrétaires de l'IHU. D'ailleurs, il y a une vidéo qui circule où on le voit dans un club échangiste de Marseille en train de sodomiser une jeune fille de douze ans droguée à la chlorocoquine, un dérivé de la chloroquine qu'il a élaboré dans le plus grand secret, dans le labo que Trump lui a fait installer dans son ranch en Arizona. Il est très copain avec DSK, Roman Polanski, Gabriel Matzneff, et la femme de Marc Dutroux, qu'il approvisionne en chlorocoquine. On parle aussi de satanisme, mais là, je n'ai pas (encore) de preuves. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'est fait tatouer un portrait de Gilles de Rais sur la bite et une croix inversée sous l'aisselle gauche. Son institut, à Marseille, il n'y est jamais. Il y va tous les matins mais il en ressort aussitôt par un tunnel secret qu'il a fait aménager pendant la construction de l'IHU. Un ami dont je tairai le nom a retrouvé dans les rushes du film Eyes Wide Shut, un plan où l'on peut voir Didier Raoult filmé par Stanley Kubrick. Inutile de dire que ce n'est pas un hasard si Raoult se retrouve dans ce film… 

En outre, je rappellerais tout de même que Didier Raoult a la tête classique du sidaïque refoulé. Certains vont jusqu'à affirmer qu'il serait à l'origine même du coronavirus, car on l'a vu traîner dans les bordels de Wuhan, et il paraît qu'il avait ses entrées au labo P4 de la ville. De là à penser qu'il a lui-même traficoté le virus du sida pour déclencher la pandémie, il n'y a qu'un pas, car il voulait prouver ainsi au monde que lui seul avait une molécule capable de traiter le Covid. Tout cela semble fou, je vous l'accorde, mais quand on connaît le personnage, on est vite convaincu de la plausibilitude de ce que j'affirme ici. D'ailleurs, M. Recatolo, mon voisin, a chez lui des documents ultra secrets qu'il a bien voulu me confier quelques heures afin que je les étudie. Eh bien je peux vous affirmer que la réalité dépasse la fiction ! Mais je n'entrerai pas dans les détails car je crains pour ma vie. 

Cette histoire est le plus grand scandale que la France ait connu, depuis le vase de Soisson et le procès de Jeanne d'Arc. Vous pouvez compter sur moi pour ne pas le lâcher, ce salopard ! On va lui régler son compte une bonne fois pour toutes, à ce FDP.

jeudi 21 mai 2020

Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi


— Présentez-vous, s'il vous plaît.

— Je mise sur le très long terme, et j'ai horreur des couilles molles.

— Pardon ?

— Vous n'avez pas entendu ?

— Si, mais qu'est-ce que cela signifie ?

— Je n'aime pas développer.

— Ça commence mal !

— On n'a qu'à en rester là.

— Vous êtes toujours aussi désagréable ?

— Presque toujours, oui.

— Mais vous cherchez bien un emploi ?

— Je cherche un salaire.

— Il fallait le dire tout de suite.

— Je vous le dis.

— Vous ne voulez pas travailler ?

— Si c'est indispensable pour gagner de l'argent… mais je préfèrerais autant ne pas.

— Alors en effet, dans ces conditions…

— Au revoir.

— Mais attendez ! Pourquoi partez-vous ?

— Dans ces conditions… je n'ai rien à faire là, c'est bien ça ?

— Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Au contraire. Ces gens qui veulent un travail, en plus d'un salaire, je trouve ça louche.

— Je ne vois pas pourquoi on les empêcherait de travailler, si ça leur fait plaisir.

— Non, bien sûr, je ne désire pas les en empêcher, mais vous ne m'ôterez pas de l'esprit que c'est un peu surprenant.

— Il y a des choses encore plus étranges.

— C'est vrai, c'est vrai. Eh bien, quand pouvez-vous commencer ?

— À toucher un salaire ? Mais tout de suite.

— Ça me convient.

— Vous payez bien ?

— Écoutez, je n'en sais rien, c'est la première fois que je recrute.

— Alors il va falloir discuter des conditions.

— Je m'en doutais un peu. Mais si nous pouvions faire simple…

— Ça ne dépend pas de moi. Il y a toujours une négociation, en général.

— Qu'y a-t-il à négocier ?

— Eh bien mon salaire, pour commencer, et aussi mes avantages.

— Pour le salaire, je vois, mais qu'appelez-vous des avantages ?

— Eh bien, par exemple, les congés, les primes, les tickets restaurant, le treizième mois, une mutuelle, etc.

— Ah oui, très bien, très bien. Tout cela m'a l'air parfaitement normal.

— Oh, il n'y a rien d'extraordinaire, en effet. C'est le lot de tous les travailleurs.

— Certes, mais vous n'allez pas travailler…

— À mon avis, c'est un détail. Ça ne devrait pas changer quoi que ce soit au reste.

— Bien. Vous avez l'air de connaître votre affaire, et j'avoue que ça m'arrange. Abordons la question du salaire, voulez-vous ?

— Je peux vous faire une proposition tout à fait honnête. Que diriez-vous de deux mille euros par mois ?

— En effet, c'est très modeste. Vous allez vous en tirez, avec un salaire comme ça ?

— Ah, je ne vous dis pas que ce sera la grande vie, non, mais rien ne nous empêche de considérer que je commence au bas de l'échelle.

— Au bas de l'échelle, oui, c'est ça, oui, au bas de l'échelle, ça me paraît convenable. Vous êtes raisonnable de ne pas vouloir commencer plus haut. 

— J'ai des besoins assez modestes, c'est vrai. Je ne suis pas du genre à frimer dans une décapotable.

— D'ailleurs, en ce moment, une décapotable…

— Oui, en ce moment, on serait plus à l'aise dans une grosse berline confortable.

— Je suis bien d'accord avec vous. J'aime le confort.

— Et la sécurité.

— Et la sécurité, oui. Le confort et la sécurité. Mais un peu de luxe ne me dérange pas.

— Je peux comprendre ça, mais je n'aime pas le luxe ostentatoire.

— Ah non ! Non. Moi non plus. Quand je dis "luxe", je parle d'un luxe discret.

— …

— Pour ce qui concerne vos tickets restaurant, je vous laisse le soin de les commander, car je n'y connais rien.

— Faites-moi confiance, je choisirai avec soin. Je déteste ces tickets restaurant sur lesquels on ne rend pas la monnaie. On est obligé de faire des calculs, et c'est humiliant.

— Vous êtes en bonne santé ?

— Je pense que oui. Je ne suis jamais malade… Les arrêts-maladie, ce n'est pas pour moi.

— Comme vous ne travaillerez pas, ils ne serviraient pas à grand-chose.

— Voilà encore un autre avantage. Et puis, jamais d'accidents de travail…

— Ah mais oui ! C'est bien, ça… Pas de travail, pas d'accidents du travail.

— Et les jours fériés, on s'en moque comme d'une guigne.

— Même pour Pâques ?

— Même pour Pâques.

— Formidable !

— Ah, en revanche, je tiens beaucoup à mes vacances. Je veux un mois de vacances en été, et quinze jours en hiver.

— Ma foi, ça ne me dérange pas du tout. Je trouve même que c'est plus sain. Un salarié doit pouvoir oublier son travail, de temps à autre.

— Il faut pouvoir se changer les idées radicalement.

— Finalement, vous êtes facile à vivre. Je n'aurais pas cru.

— Si l'on sait me prendre, je peux être très sociable.

— Dieu merci ! Je préfère éviter les conflits.

— N'oubliez pas, tout de même, que je n'aime pas les couilles molles.

— En quoi suis-je concerné ?

— N'hésitez pas à prendre les mesures qui s'imposent. En toute occasion. 

— Lesquelles ?

— Mais c'est à vous de savoir !

— Oui, oui, certainement, mais je n'ai rien contre un bon conseil, vous savez.

— Des conseils, je peux vous en donner, mais quand il faudra prendre une décision, alors vous serez seul !

— Oui ?

— Ah oui ! Pas question que je me laisse entraîner là-dedans !

— En somme, chacun son métier, c'est comme ça que vous voyez les choses ?

— Parfaitement. Ou alors, la question du salaire se reposerait !

— Ah mais oui, bien sûr. Si vous aviez des responsabilités, vos deux milles euros mensuels seraient très insuffisants. 

— Écoutez, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Pour l'instant, restons-en à un simple salariat, un salariat ordinaire. Vous êtes le patron, et je suis l'employé. Il sera toujours temps, dans quelques mois, de réévaluer la situation, si vous estimez qu'elle le mérite, ou si j'ai des velléités d'avancement — question qu'il ne faudra pas négliger pour autant.

— Vous avez raison. Soyons raisonnables. Rien ne sert de se monter la tête. Voyons d'abord si vous me convenez.

— Et réciproquement.

— Vous n'êtes pas sûr de rester à mon service ?

— Je ne peux pas en être complètement certain, non, mais a priori je ne vois pas ce qui pourrait me faire quitter cet emploi.

— Emploi qui n'est pas un emploi, nous sommes bien d'accord ?

— Nous sommes parfaitement d'accord. Je disais emploi pour faciliter la compréhension des choses.

— J'aime ce mot. Faciliter : voilà comme il faut prendre la vie. Facilitons tout ce qui peut l'être.

— N'oubliez pas non plus que je mise sur le très long terme.

— J'avoue ne pas très bien comprendre ce que vous entendez par là.

— C'est une formule que j'aime bien placer tout de suite dans la conversation. Histoire qu'on sache à quoi s'en tenir.

— À quoi doit-on s'attendre ?

— Au fait que je vois loin, que je prends mon temps.

— Vous prenez votre temps, soit, mais pour quoi faire, exactement ?

— Pour tout. Par exemple, un homme normal devient adulte à vingt ans, à peu près. Moi, je ne serai adulte qu'à soixante ans. Mais je le sais : ce n'est pas une surprise, pour moi.

— Donc, si j'en juge par votre aspect physique, vous êtes encore un enfant ?

— Quand même pas. Je suis encore dans l'adolescence. Mais rassurez-vous, sans les graves inconvénients de l'adolescence banale.

— Je préfère ça, car je déteste les adolescents. Et pour le treizième mois, comment procède-t-on ?

— Je serais assez pour que vous me le versiez immédiatement. Histoire de me motiver

— Excellente idée. C'est important, la motivation. Et puis comme ça, on n'aura plus à y penser jusqu'à l'année prochaine. 

— Permettez-moi de vous le dire : je trouve que vous faites un bon patron. 

— Vraiment ? Vous ne dites pas ça pour me flatter ?

— Non, je suis sincère. Il est rare que l'on puisse définir un plan de travail aussi rapidement, et avec une clarté tout à fait bienvenue. J'aime la clarté ; elle me rassure. Si vous saviez comme certains patrons peuvent être compliqués…

— J'ai des amis patrons, vous savez, mais j'avoue que nous ne parlons pas beaucoup de cet aspect de leur vie, entre nous. Et pourtant, j'éprouve souvent une grande curiosité, à cet égard. 

— Moi c'est le contraire. Ça ne m'intéresse pas du tout. Ces gens-là sont fréquemment obnubilés par leur travail, et je me dis que leur vie ne doit pas être très amusante. Je n'ai pas envie de savoir ce qui les tracasse tant.

— Mais, vous-même, en tant que salarié, vous avez bien aussi quelques tracas ?

— Absolument. Mais pourquoi en parler ?

— Vous avez peut-être raison. Pourtant je trouve qu'il est intéressant de comprendre en quoi la vie des autres peut être difficile. Cela peut nous servir, à nous-mêmes, vous ne croyez pas ?

— Non, j'ai acquis la certitude que la vie des autres n'a aucun intérêt. Je fais bien sûr semblant de m'y intéresser, pour ne pas avoir de problèmes en société, mais à vrai dire, je ne veux rien savoir. Les malheurs et les bonheurs des autres ne participent en rien aux miens. 

— Vous êtes une sorte de philosophe…

— Surtout pas. Je hais la philosophie. 

— Mais pourquoi ?

— Parce que c'est un travail très mal rémunéré. J'ai essayé, quand j'étais plus jeune, d'être philosophe. Ça ne sert à rien. On ne transmet rien, aux autres, rien du tout. Ni le talent, ni l'intelligence, ni même des connaissances. 

— Mais enfin, et l'école, alors ?

— Je l'ai quittée à douze ans, soulagé. 

— Mais de quoi avez-vous vécu, jusqu'alors?

— J'ai fait toutes sortes de choses. Toutes sortes de métiers, comme on dit.

— Donc vous avez travaillé.

— Oui, j'ai travaillé. Assez pour estimer que ça suffisait. 

— Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque l'emploi que je vous propose ne fera pas de vous un travailleur, qu'allez-vous faire de votre temps ?

— Et vous, pourquoi m'embauchez-vous ?

— Je vous répondrai si vous répondez honnêtement à ma question. 

— J'ai plusieurs projets. Le premier de ces projets consisterait à aller m'établir dans le Grand Nord, pour au moins une année, absolument seul. Le deuxième projet est plus ambitieux encore. Je voudrais dormir pendant six mois. 

— Vous êtes fatigué ?

— Non, mais j'adore dormir. C'est pour moi la vie rêvée, et c'est le cas de le dire, parce que je rêve beaucoup. 

— Vous avez d'autres projets encore ?

— J'en ai un troisième, mais de celui-ci je ne peux pas parler. 

— Dommage. Vous avez aiguisé ma curiosité. 

— À vous maintenant. Pourquoi vouloir un employé ?

— Oh, c'est un désir assez courant, je crois. Rémunérer quelqu'un justifie de vivre. Cela crée une relation très forte, mais surtout, cela me rassure. Quand vous allez voir une prostituée, par exemple, et que vous laissez des billets de banque sur la table de nuit, est-ce que vous ne vous sentez pas bien dans votre peau ? Vous permettez à quelqu'un de vivre. Créer de l'emploi, j'avais ça dans un coin de ma tête, depuis très longtemps. Cet échange est tout de même fondamental ! De l'argent contre quelque chose… 

— À ce moment-là, il suffit d'aller acheter quelque chose à la Samaritaine !

— Non, je ne crois pas. Il y a une satisfaction à consommer, bien sûr, je ne le nie pas, mais donner de l'argent à quelqu'un, c'est très différent. Et je sais ce que vous allez me dire… Non, je ne suis pas un philanthrope, car je propose un échange. 

— Mais alors, dans notre cas, en échange de quoi me donnerez-vous deux mille euros par mois ?

— En échange de ce que grâce à vous je serai devenu un patron. 

— Je comprends. Je comprends même très bien, même si le désir d'être patron ne m'habite pas. 

— Nous nous complétons admirablement. 

— Pourvu que ça dure !

— J'ai encore une question à vous poser. An début de cet entretien d'embauche, vous m'avez dit que vous étiez toujours désagréable. Ce n'est pas l'impression que je retire de notre discussion. 

— Chacun a une manière bien à lui d'être désagréable. Permettez que j'en reste à la mienne, qui me convient. Si l'on commence à se demander, à chaque rencontre, ce que l'autre peut bien considérer comme désagréable, il me semble que tout le bénéfice trouvé à l'être est réduit à peu de choses. Je ne laisse personne décider pour moi de ce que je considère comme agréable ou désagréable. C'est ma morale. 

— Vous êtes quelqu'un de moral.

— Très. Mais vous noterez comme il est difficile d'être moral dans une société immorale. 

— Les travailleurs sont-ils des êtres moraux, selon vous ? 

— Ceux qui, comme moi, ne veulent pas travailler, le sont, bien sûr. Le travail ne devrait s'envisager que s'il n'est pas rémunéré. 

— Vous ne voulez pas l'échanger ?

— À long terme, il y a bien échange. Mais cet échange n'est bénéfique que s'il est nié, à court terme. 

— Je n'y comprends plus rien, mais ça n'a aucune importance. Notre arrangement me convient parfaitement. 

— Mettons-nous immédiatement au travail.


Ils se serrent la main, quand l'un des deux s'avise d'un oubli.


— J'ai oublié de vous demander votre nom !

— Georges de La Fuly.

— Tiens, ça c'est amusant. Vous portez donc le même nom que moi ?

— Ça m'arrive, oui. 

mardi 19 mai 2020

Pire que l'enfer


Avec leur Piccoli, ils ont fait remonter en moi Georges Delerue. La musique du Mépris, film que je n'ai jamais vraiment regardé, ou seulement par morceaux. Ça remonte de très loin, de très profond, de cette zone où les choses baignent dans une sorte de soupe primordiale indifférenciée, dans cette zone où l'on n'est pas occupé à juger, où l'on reçoit les choses en pleine poire sans les comprendre, disons entre quinze et vingt ans. 

J'ai même longtemps confondu la musique de Delerue et l'adagio de Barber, c'est dire si je ne prêtais pas vraiment attention à ce que j'entendais. En fait, j'avais instantanément classé cette musique dans la rubrique mauvais goût, ou "musique de cinéma", ce qui était (et l'est toujours) peu ou prou la même chose. 

Récoutant aujourd'hui ce Thème de Camille, je m'aperçois qu'il me bouleverse, qu'il m'oppresse, qu'il me plonge dans un malaise presque insupportable. Piccoli n'est pas étranger à ça, non plus que Bardot. J'en ai profité pour récouter aussi la chanson d'Hélène, dans le film Les choses de la vie, interprétée par Romy Schneider et Piccoli. Je ne me souviens plus du tout du film, dont le titre me plaisait tant quand j'avais quatorze ans. C'est à peu de choses près le même malaise qui m'envahit. J'avais tout simplement oublié la terrible oppression que peut causer l'abandon, dans un cœur sensible.  Sans doute me suis-je protégé, à mon insu, au fur et à mesure de mes désillusions amoureuses. On continue de se raconter que la peine d'amour est terrible, même quand on a cessé depuis longtemps de l'éprouver, cette sensation de suffocation, de panique, et même de terreur. Oui, c'est la même sensation que celle qu'on éprouve quand l'air vient à manquer, qu'on cherche le salut qui n'existe pas. Toutes les portes sont closes. Personne ne viendra nous secourir. J'ai du mal à écrire ces mots…

J'ai croisé Piccoli un jour, dans la rue Saint-Antoine, à Paris. Il venait de Bastille, moi j'y allais. C'était à peu près devant la boulangerie, si elle existe tojujours, un peu avant la rue Castex. Je l'ai regardé à la dérobée. Grand, il me faisait peur, avait l'air plus ou moins furieux. Je ne lui trouvais rien de sympathique, au contraire. À l'époque, je l'avais entendu lire à la radio un extrait d'Avril brisé, d'Ismaïl Kadaré, livre que j'avais lu dans la foulée avec un immense bonheur. Je ne sais pourquoi je pense à ça, je ne sais pas comment raccorder ce souvenir avec l'angoisse profonde dont je tente de parler ici, mais je sais qu'il y a un rapport. Romy Schneider était quelque chose comme mon idéal féminin, quand j'avais vingt ans. Bardot, pas du tout. (idéal féminin, c'est débile. Je n'ai aucun idéal féminin.) Ce que j'ai appris plus tard, c'est qu'elle est sans doute morte dans l'appartement que j'avais juste sous les yeux quand je regardais par la fenêtre, à cette époque-là, l'appartement de Brialy, place des Vosges. En 82 je n'y habitais pas encore, mais je venais régulièrement voir ma tante, qui me disait invariablement : « Ne regarde pas. Mes neveux sont polis ! » Contrairement à ce qu'elle pensait peut-être, je n'avais aucune curiosité pour Jean-Claude Brialy, contrairement à elle, mais j'aimais bien observer ce qui se passait chez les voisins. Brialy, je l'avais croisé quelquefois en montant chez ma tante, et je faisais toujours celui qui n'avait aucune une idée de qui il était. Bonjour, bonsoir, on se tient la porte, c'est tout. Pas de sourires, rien. Je n'ai appris que bien plus tard ce qui était arrivé dans son appartement, et, à l'époque, si on m'en avait parlé, je n'aurais pas écouté. Quand-même, ça me fait drôle, de penser à Romy Schneider, de la voir à l'écran, avec ses lunettes, se retourner sur Piccoli, alors qu'elle tape à la machine et qu'elle chante. Dès qu'elle sourit, ça y est, ça revient, cette sale angoisse qui me tord le bide, et je vois la face de l'autre, le sale con de Piccoli, et j'entends : « Tu ne m'aimes plus ». Insupportable. Je cherche l'air pendant qu'elle croque dans sa pomme. 

Je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Je réponds au téléphone alors que j'écris, ça m'apprendra. La petite Agathe a perdu son chat, elle est bien malheureuse. Je pourrais lui en parler des heures, de ces horreurs. Mais revenons à Delerue et à sa musique de merde. On baisse le son, parce que quand-même, on a honte d'écouter ça (la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la…), s'il n'y avait pas les fesses de Bardot, on ne s'y serait sans doute jamais intéressé. Moi, Godard, ce sont ses derniers films, que j'aime, pas les premiers. Je vous salue MarieNouvelle Vague, Histoire(s) du cinéma, For ever Mozart, JLG/JLG, Éloge de l'amour, Adieu au langage, ça oui, mille fois oui. Sinon, Week-end, à cause de Mozart. Pierrot le fou, À bout de souffle, bof. N'empêche. Même dans le Mépris, au-delà des poses et du cinéma qui se regarde faire du cinéma, il y a cette chose, là, qui me broie le ventre, le désespoir amoureux, quand ça ne marche pas. Et cette mélasse sonore, cette bouillie insupportable de niaiserie qui colle aux doigts, qui n'arrive pas à nous dégoûter d'elle-même. Je me vautre là-dedans, c'est comme de manger de la crème Mont-Blanc praliné, ou de tirer sur le tube de lait concentré qu'on a planqué sous le lit. Éteins la lumière, qu'on ne voie pas que je bande ! (Tu peux pas comprendre. Maintenant, les gosses de quatorze ans envoient des photos de leur bite en érection à leurs copines.) 

Il y a tellement de chose, que tu ne peux pas comprendre. « Musique de film », quand j'avais seize ans, c'était synonyme de merde. On a finalement méprisé le cinéma à cause de ses "musiques". Un art qui trempe là-dedans n'est pas grand-chose. Le pire de ce que pouvait nous donner "la bourgeoisie", c'était ça. D'ailleurs, il suffit de voir où ça nous a menés. Les cinéphiles sont des archi-ploucs imbéciles déguisés en experts, des crétins crottés qui craquent à la guimauve. Ils mangent des barbes-à-papa qu'ils voudraient nous faire prendre pour de la haute gastronomie. Ils peuvent bien disserter sur la morale du travelling ou du plan-séquence, ils resteront toujours des ploucs déguisés en aristos. Là encore, il suffit de regarder ce qu'on a sous les yeux, ici et maintenant. Pas un cinéaste n'est à sauver, sauf Godard, justement, parce qu'il fait autre chose que du cinéma. Il a bien compris, lui, qu'il n'y avait rien à sauver dans cet art de pèquenauds. Ou alors il faut aller du côté du documentaire. Claude Sautet, je préfère encore Bonne nuit les petits ou bien Exhibition, de Jean-François Davy, avec la charmante Claudine Beccarie. S'il faut vraiment sauver un cinéaste, je dirais Luc Moullet. Pas plus. 

Donc la belle Romy était en train de crever, là, au numéro 3 de la place des Vosges, pendant que ma tante était en train de crever dans le lit de ma mère, à l'autre bout de la France. « Viens la voir » me suppliait ma mère. « Elle te réclame. » Trop con, trop occupé, trop jeune, trop bête, trop amoureux, trop loin. L'appartement, j'allais parfois y dormir, quand je venais donner mes cours à Paris. Dans le lit de ma tante. Dans ses meubles. Dans sa vaisselle. Tout était en l'état. Un mausolée. Toutes les odeurs étaient encore là. Ma copine ne comprenait pas : « Comment peux-tu aller dormir là-bas ? » Il ne manquait qu'un piano. Mais dès mes cours donnés, je fonçais m'enfermer au fin fond de la Bourgogne, avec mon chat Inouï et Bach et Beethoven. 

Est-ce que tante Glyne aimait Piccoli ? Je n'en sais rien. En revanche elle aimait Alain Delon et détestait Juliette Gréco. « Cette pute », qu'elle avait lâché un soir, devant la télé. J'avais piqué un fou-rire mais je ne lui donnais pas tort. Elle passait chez Pivot, et se vantait connement de ne pas porter de montre. « Je suis une femme libre ! » avait-elle claironné en prenant un air mystérieux, pendant que Jacques Attali prenait un air intelligent. Tatie, tu reveux un marron glacé ? Bon, c'est vrai que Gréco avait un avantage sur Annie Ernaux (je ne sais pas pourquoi je pense à elle), c'est qu'elle avait couché avec Miles Davis. Mais Piccoli, je ne sais pas pourquoi, je ne l'imagine pas du tout en train de faire l'amour à une femme. Non, vraiment pas. Un acteur et puis rien d'autre. 

La musique de Delerue a ceci de commun avec l'adagio de Barber que ça s'étire toujours plus, comme un Malabar qu'on se tire de la bouche — ça ne craque jamais, ces choses-là — et pendant ce temps-là, on réfléchit, on rêvasse, on se ramollit l'esprit dans un bain de merde. C'est un peu le même geste que ces femmes qui se passent un doigt dans les cheveux et l'enroulent autour d'une boucle à la Escher, ou un anneau de Mœbius. (La musique de Barber, on la sent pousser en temps réel, nanomètre par nanomètre, comme une barbe…) Ça peut durer très longtemps. On a l'impression d'un geste banal, un peu bête, automatique, enfantin, alors qu'il y a un désespoir sans nom qui tourbillonne là-dedans, et je vois le sourire de Romy Schneider. C'est affreux, d'aimer une femme ! Faut comprendre ça. C'est atroce. C'est pire que tout. C'est pire que l'enfer.