Je crois beaucoup aux voix, à la vérité d’un être exprimée dans sa voix. Bien sûr, il me faudrait commencer par définir ce que j’entends par « vérité ». Il me faudrait aussi définir le terme « exprimer ». Et il me faudrait enfin définir le vocable « être », sans même parler de « voix ». Toutes ces définitions, peut-être indispensables, rendraient ma démonstration indigeste, et finalement inutile. Et encore, je n’ose même pas parler du verbe « croire », sans doute le plus problématique de tous ces mots qui dans ma phrase demanderaient une explication ou une mise au point. Voilà comment une simple phrase, jetée sur l’écran au réveil un dimanche matin d’automne, retombe en terre après avoir fait mine de vouloir en sortir, toute fraîche, toute pimpante. Je préfère aller me resservir du café et écouter la première suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Les définitions nous empêchent d’écrire tranquillement sans penser (à mal). D’ailleurs, je parle de « démonstration », terme complètement impropre. Je n’ai aucune envie de démontrer quelque chose. Les phrases sont des cadavres déguisées en fées, de vieilles femmes qui se font passer pour de jeunes vierges.
À chaque fois que j’écris, la chose me saute aux yeux et m’empêche presque de poursuivre : il y aura toujours entre la musique et la littérature — ou, disons plus modestement, l’écriture — ce fossé impossible à combler, cette différence ontologique. Un thème musical se suffit à lui-même, il n’incite pas celui qui l’écoute à plonger dans un dictionnaire ou une théorie de la musique, sauf certains pervers comme moi qui trompent ainsi leur émotion durant quelques minutes. Le peuple des mélomanes et celui des lecteurs sont d’irréductibles ennemis, qui font semblant de se comprendre pour ne pas mettre le feu aux poudres. Le malentendu est un baume.
Quand on compose, on ressent un manque. Quand on écrit, on ressent un manque. Quand on aime, on ressent un manque. On voudrait faire tout cela à la fois, on l’a parfois tenté, mais le manque ne disparaît pas. Ajouter du faire au faire ne règle rien. La prochaine phrase sera meilleure, le prochain thème sera plus riche, la prochaine femme sera la bonne. Et ainsi, de phrases en femmes, de thèmes en sujets, de proche en proche, on avance dans un manque de plus en plus essentiel, qui rend le mot « enfin » vertigineux.
Alors la sexualité. Oui, la sexualité seule permet d’oublier par instants ces limites, permet une plongée adroite dans l’illusion des sens avec un certain bonheur, à la bonne heure, avec une nécessaire et suffisante ponctualité. C’est ça, un orgasme, c’est uniquement ça : la coïncidence du geste et de l’instant au plus profond du manque, l’étincelle créée par un geste inutile et gracieux qui ne doit rien au hasard, par une voix incarnée dans le seul moment qui pouvait l’accueillir. Il n’y a pas d’« enfin », voilà ce qu’exprime l’orgasme. Le manque est infini, c’est pourquoi il ne faut pas manquer cette rencontre. La sexualité est infinie comme un dictionnaire dont chacun des mots n’est défini que par les autres. Il y a de quoi être effrayé, mais qu’y a-t-il de plus délicieux que l’effroi qui semble se séparer un instant de la mort ? L’absolu n’existe pas (c’est la morale du dictionnaire) mais pourtant nous y touchons d’une manière sensible, et même biologique. Tout a une fin s’entend de deux manières : tout va finir, mais tout a également un but, un prolongement, un dessein. Que la sexualité soit en même temps une activité (gratuite) de plaisir et de perpétuation de l’espèce, qu’elle soit à la fois la vie et la mort inextricablement mêlées, la violence et la douceur, la perte et le gain, la prise et la caresse, l’emprise et la liberté, la répétition et le singulier absolu, voilà qui suffit à rendre à l’érotisme ses lettres de noblesse. La sexualité est décevante ? Bien sûr, qu’elle l’est ! Comme tous les plaisirs. S’ils n’étaient pas décevants, ils ne seraient pas si précieux. Qu’est-ce qui nous pousse à continuer, à chercher, à vouloir savoir, si ce n’est la déception ?
La mise au point, c’est l’action de rendre net, de choisir parmi l’informe ce qu’on va montrer, ce qui va accéder à l’image, ce qui va accéder à la forme, ce qui va se définir au sein de l’indéfini. C’est le choix, c’est le doigt qui indique où regarder. Une voix humaine, c’est l’accent mis sur la forme d’un être. C’est le Mystère qui se donne des limites afin que nous puissions commercer avec lui. Nous avons besoin qu’autrui ait des contours pour entrer en communication avec lui, du moins dans la vie terrestre. Bien sûr qu’il est infiniment plus que cela, mais ça reste du domaine de l’hypothèse ou de la foi. La vie déborde de toute part le corps d’un individu mais elle est pourtant là, parmi cette pauvre chair qu’on désire avec tous ses défauts et ses manques, car c’est tout ce qu’on peut saisir : la voix est au-dessus de la chair, comme une émanation de ce plus invisible auquel nous ne pouvons toucher que par le désir et un sens qui dépasse le sens.
Définir c’est finir. Il faut donc éviter le plus possible de s’en tenir aux définitions, aux images, aux cartes et aux cadastres qui nous épuisent bien avant d’épuiser le sujet. Tout sujet est perpétuellement en fuite. Les voix déraillent (ce sont nos préférées), les phrases sont pleines de défauts, et même Jean-Sébastien Bach fait des fautes d’harmonie. Qui n’a pas eu envie de fuguer ne se connaît pas lui-même. Celui-là, sans doute, « croit à la Science ».