Je l’écris parce qu’il faut absolument que ce soit écrit quelque part, et aujourd’hui-même. Les génies sont extrêmement rares. Il est possible de trouver beaucoup de mérites à des chansons, au jazz, au fado portugais, au tango argentin, aux chants de travail géorgiens, au gamelan balinais, et du plaisir, un grand plaisir, souvent, qu’il n’est pas question de renier, ou de sous-estimer, mais il suffit qu’on entende une grande page de Beethoven, de Mozart, de Bach, de Schubert (de Brahms ou de Schumann, de Debussy ou de Mahler) pour entendre la distance infinie qui sépare les œuvres de ces compositeurs du reste de la production musicale. Il ne faut jamais perdre de vue la chose la plus importante qui soit, la hiérarchisation, la verticalité sans laquelle il n’est ni vérité ni dignité, et surtout, pas de durée, pas d’inscription durable au fond de la chair, ce petit véhicule fragile que nous empruntons pour traverser une existence dont le sens nous échappe à peu près complètement.
Le plaisir n’est pas le fin mot de l’histoire. Comme l’homme passe infiniment l’homme, le génie passe infiniment le talent, et souvent l’ignore superbement. Ce n’est pas à ceux qui écoutent qu’il faut demander la vérité de l’œuvre. Celle-là se trouve en celle-ci. Il faut donc se déporter pour l’apercevoir, il faut perdre de vue nos sens pour les retrouver plus loin, en une région moins fréquentée, plus silencieuse et plus exigeante.
Écoutant le Lacrimosa du Requiem de Mozart, tel que donné par les Philharmoniker dirigés par Claudio Abbado dans la cathédrale de Salzbourg, en 1999, le 16 juillet, on est presque terrassé par ce qui se joue sous nos yeux. Rendus muets. Sans mots. Abandonnés au désert et à notre solitude dont les murs montent jusqu’au ciel.
Le Requiem de Mozart est l’une de ces œuvres majeures que j’écoute très rarement (comme la Neuvième de Beethoven). La plupart du temps, ce Requiem m’exaspère. S’il n’est pas interprété par des musiciens d’exception, il devient vite vulgaire et caricatural, mais quand, comme ici, il se détache de ses liens terrestres, de ses effets et des attentes qu’il suscite, c’est bien autre chose dont il s’agit. Dans ces régions, il n’est plus ni plaisir ni déplaisir ; ce que Mozart nous fait entrevoir ici n’a que peu de rapports avec le sentiment humain, avec la durée que nous connaissons et qui encadre nos pensées et nos affects. Il y a dans les très grandes pages de la musique occidentale des moments où elle se surpasse elle-même, où elle sort de son cadre. C’est autre chose que de l’art, alors.
On pourrait soutenir qu’il n’y pas le moindre plaisir à écouter ce Requiem. Comme on peut se situer au-delà de la morale, on peut se situer au-delà du plaisir. J’ignore de quoi est faite la matière qui est ici convoquée, car il faut tout de même que le miracle emprunte à la chair, à l’incarnation et à la durée, il ne peut se manifester sans quelques concessions à la matérialité de nos sens, mais tout le monde comprend, s’il écoute attentivement, qu’on est bien au-delà des formes, du son et des circonstances. Le sentiment d’échapper très exceptionnellement aux circonstances humaines demande une foi parfaite en la mort, dont la présence, à de certains moments, perce nos défenses et pulvérise nos limites.
Chaque visage de chaque choriste, dans sa singularité et dans sa chair imparfaite, atteint un degré de vérité qui le rend apte à entrer sans le troubler dans le Mystère insondable qui nous traverse, un mystère qui vient de bien plus loin que le talent et le don, fussent-t-ils ceux d’un Mozart. À quelle image ces visages ont-ils été créés, pour qu’ils soient à même de rendre un miracle perceptible ?