dimanche 12 octobre 2025

Les murs de silence



Raphaële veut que je lise Tobie des Marais. Si j’avais les trois sous qu’il faut pour l’acheter, je le lirais volontiers, d’autant que je n’ai jamais vraiment lu Sylvie Germain, dont la présence fantomatique mais agaçante dans un train que nous partagions dans les années 80 m’avait dissuadé de la fréquenter (encore une de mes ridicules antipathies spontanées…). Une mère qui meurt décapitée sur le cheval qui ramène son corps sans tête à la maison, une Sarra à la beauté ensorcelante, l’eau, le sang, les marais, la Gironde, la mémoire et l’héritage, oui, oui, d’accord, on verra ça quand je serai sorti de mes marécages, si cela arrive. Adagio affettuoso ed appassionato, en ré mineur, à 9/8. L’eau et le sang mêlés du baptême… Le chant qui s’élève lentement au premier violon, pianissimo, qui sort doucement de l’harmonie, à la deuxième mesure seulement, le la du premier violon qui met plus d’une mesure (12 croches) à se décider à devenir mélodique, l’élaboration lente, patiente, de la texture sonore, les motifs qui se répondent à travers les murs de silence, ici, tout me ramène à la maison, dans ce style classique que j’aime tant, que j’ai envie d’appeler LE Style. Ce sont les Emerson, qui jouent, la version des Berg est plus sombre mais moins douloureuse, elle est située plus bas dans le corps ; mais la parole est du même ordre, ce sont les mots hésitants qui nous viennent au matin quand nous nous éveillons dans une maison silencieuse, dont on ne sait pas encore si elle nous protège ou nous enferme. L’affection et les affections sont proches et lointaines, en français (tendresse, attachement, amour, maladie, trouble). Les médecins utilisent ce mot sans entendre son troublant double sens. Aux deux extrémités du spectre, l’affection et la passion, l’indécidable et capricieux mouvement amoureux, baume ou tombeau, qui peut à la fois nous rendre malade et nous sauver. Je le crois de plus en plus : la maladie n’existe pas. Elle n’est qu’un pas vers un autre corps, plus informé, et qui parle.

Le 9/8 est une mesure à trois temps dont chaque temps se divise lui-même en trois, mais il peut aussi s’entendre comme l’égrenage lancinant de neuf croches identiques qui ne semblent aller nulle part. Cette double texture rythmique permet de passer d’un registre à l’autre en douceur, sans même que la transition soit toujours perceptible. Ainsi en va-t-il de l’amour, dont les rythmes toujours indéchiffrables transforment notre corps par paliers brusques ou par d’insensibles mouvements métaboliques. Toujours est-il que le troisième terme, la troisième personne du duo amoureux est toujours là, empêcheur de marcher du même pas, clef qui ne rentre pas dans la serrure, présence d’autant plus agissante qu’elle est indiscernable. Je fus étonné d’entendre Alain Finkielkraut, l’autre jour à la radio, expliquer le choix du générique de son émission, “Répliques”, la première variation des Goldberg, sans mentionner une seule fois le chiffre 3, qui est pourtant la puissance agissante et structuelle de cette œuvre monumentale, son moteur et son mantra, sa loi. Or il me semble, moi, que dans un dialogue (le principe même de Répliques), ce troisième terme, cette troisième personne (parfois invisible, parfois incarnée) est également la force déterminante, comme le Saint Esprit l’est au sein de la Divinité chrétienne. (D’ailleurs on continue d’appeler dialogue, la conversation qu’on a avec deux autres interlocuteurs, alors qu’au sens strict il ne s’agit plus de cela). Que nous dit la musique ? Que chaque temps n’est rien par lui-même, s’il n’est pris dans un ensemble plus grand, dans une Loi et dans une Foi. La théologie ne nous dit pas autre chose. L’Unité est une fiction, un chant supérieur et absent, un cantus firmus transparent. Le chant qui sort doucement de l’harmonie, qui s’en sépare, c’est la troisième personne (même au sein d’un quatuor), c’est l’horizontalité qui émerge (si l’on peut dire) de la verticalité, c’est le singulier qui se détache du puriel. Pourtant, sans lui, elle n’est rien qu’une voix perdue dans la nuit. La voix est la ligne qui se distingue dans la rumeur, la parole qui déchire le tissu de la répétition, cette entropie qui nous habite depuis l’origine. La musique peut s’entendre comme l’expérience qui consiste à ajouter des voix aux voix, jusqu’à ce que l’ensemble en revienne au chaos originel, ou bien, au contraire, à partir de ce chaos initial pour lui soustraire une à une les voix qui empêchent le sens, le recouvrent. 

Le la initial du violon, dans le deuxième mouvement du premier quatuor de Beethoven, ne se remarque d’abord pas (ce n’est pas seulement son intensité (pianissimo), qui le rend indiscernable, ou fantomatique), car il était déjà là, en filigrane, dans les autres instruments : il a déjà été énoncé six fois, trois fois par le second violon, trois fois par l’alto — la septième sera la bonne. Sa présence, à la deuxième mesure, est une présence réelle, objective, mais on peut dire qu’elle ne commence pas là où elle semble s’énoncer (elle a été annoncée par d’autres voix que la sienne, par d’autres hypostases du quatuor à cordes). En revanche, elle est une présence augmentée, dont le sens n’est plus le même, puisqu’elle a accédé au registre mélodique. Ça n’a l’air de rien, mais c’est de l’alchimie, et c’est en cela que Beethoven aura une énorme influence sur tous ses successeurs. Les divers paramètres de la musique ne sont pas, contrairement à ce qu’on pense souvent, indépendants les uns des autres (ce n’est que dans l’analyse, qu’ils le sont), ils peuvent échanger leurs fonctions et leurs substances, leurs contours sont flous, mouvants et relatifs. Le silence, par exemple, très signifiant chez lui, n’est pas seulement absence de musique, c’est une autre forme de musique, en négatif, qui acquiert un poids qu’on n’avait pas observé (ou pas remarqué) jusque là. Quand, à la mesure 14, c’est le violoncelle qui reprend le thème, pianissimo, dans le grave, il fait précéder le premier la du thème de trois la crescendo qui eux ne font pas partie du thème. C’est donc à une même voix d’énoncer, cette fois-ci, des principes différents : ce qui prouve qu’en chaque personne plusieurs instances parlent des langues différentes. Un peu plus tôt, aux mesures 9 et 10, Beethoven répète deux fois la même substance musicale qui permet d’arriver sur l’accord de la Dominante, avec une légère variation (presque imperceptible), la seconde fois (la phrase conclusive descendante commence plus tôt, sur le deuxième temps, et elle est plus expressive, précédée qu’elle est par le violoncelle qui remplit l’espace laissé vide la première fois en tournant chromatiquement autour du la grave, comme pour bien le mettre en relief) et annoncer ce qui vient : le retour du thème, mais une octave plus haut. Un des gestes favoris de Beethoven est le forte/piano, le passage brusque du forte au piano, sans transition, ou tout aussi souvent, la succession sans solution de continuité entre un crescendo et un piano (Mahler s’en est souvenu), très présente dans ce début de mouvement. Le piano, ou le pianissimo, acquièrent alors une force qu’on pourrait dire extraterritoriale, une expressivité paradoxale. Ils tirent leur puissance de leur contraire. Là aussi, c’est de l’alchimie…Pourquoi est-ce que je souligne ce geste éminemment beethovénien ? Parce qu’il est l’un de ceux qui m’auront séduit le plut tôt et le plus durablement, dans la musique de ce génie qui m’accompagne depuis plus de soixante ans, mais aussi parce qu’il semble toujours ouvrir une porte sur l’inconnu, et que c’est ce que je demande à la musique. Ce premier quatuor de l’opus 18 est sans doute le moins directement séduisant à mes yeux. Il aura fallu le passage, il y a cinq ans, d’une météorite appelée Ophélie, pour m’inciter à y regarder de plus près. Oh, je l’avais entendu, bien sûr, mais jamais réellement écouté. Je ne m’étais jamais arrêté dessus, croyant avoir affaire à une esquisse, à l’ébauche de ce qui serait génial, ailleurs, plus tard. Mais c’est toujours dans les œuvres les plus simples qu’on voit le mieux le génie d’un compositeur. Ailleurs, il nous écrase, il nous aveugle, nous voyons l’ensemble, mais pas le détail, pas ce qui a permis à la pensée de trouver sa voie dans les mille possibilités de la création. L’eau et le sang mêlés du baptême. La transmutation. Le passage. La porte qui s’ouvre sur un paysage pas seulement inconnu, mais impensable. La grâce qui se laisse entrevoir, le vêtement qui bâille, la parfum qui touche l’âme, la fait trembler. L’affection et l’affection, impossibles à distinguer. Le sang et le rythme. L’ineffable et la précision, main dans la main. On peut être malade de musique. La musique est une annonciation toujours remise à plus tard.

Faisons la différence entre la foi et la croyance. Ce sont deux réalités distinctes et presque opposées. Croire est facile, avoir la foi ne dépend presque pas de nous. La croyance est solide, ancrée dans le monde et tributaire des autres, quand la foi est ce tremblement qui nous traverse sans que nous ayons décidé de sa survenue : il y a de l’autre en nous, c’est de cela que la foi témoigne. Ces deux-là coïncident rarement, presque jamais. La foi est erratique, libre et incertaine, elle n’est pas nôtre. Plus nous croyons, plus cette croyance nous rend imperméables à la foi. Ceux qui ont la foi, ou plutôt, ceux qu’elle possède, sont extrêmement modestes à ce sujet, car ils savent que c’est la chose la plus fragile qui soit, la moins explicable. Les croyants, au contraire, sont pris dans la glu de leurs croyances, ça les tient debout et ça les rend très antipathiques : ils vous marchent sur les pieds tout en souriant, quand ils dansent ou quand ils parlent. Celui qui sourit est toujours triomphant, c’est pourquoi on le hait. Le sourire est l’arme absolue de qui ne rechigne jamais à assassiner la plaie purulente qui a le front de lui faire face. C’est un barrage extraordinairement solide. Une blague me plaît infiniment. C’est une séquence en deux mouvements. Un voisin dépose ce mot dans la boîte à lettres : « Monsieur, votre chien hurle à la mort quand vous n’êtes pas là ! » On lui répond, sur le même bout de papier glissé dans sa boîte à lettres, retour à l’envoyeur : « Monsieur, votre femme aussi, quand vous n’êtes pas là. » L’un croit, l’autre a la foi ; et les chiens font d’admirables témoins. Ici, on pourrait parler de la rencontre entre Goethe et Beethoven… Et des femmes qui hurlent quand nous n’y sommes plus. 

Écrire consiste à croire que le présent a raison (je parle à un niveau strictement personnel, bien sûr). Au moment où j’écris, j’ai raison. Ça ne dure que le temps qu’il faut pour rédiger une phrase, disons dans le meilleur des cas, dix minutes, mais au moins pendant ce temps-là, je suis tranquille. C’est le temps de la jouissance et celui d’une jeunesse éternelle. Combien de temps fallait-il à Beethoven pour trouver un thème tel que celui de la cinquième symphonie ? La question est volontairement mal posée. Peut-être l’a-t-il « trouvé » en cinq minutes, mais il lui a fallu des années de préparation — consciente et inconsciente. C’est la raison pour laquelle ce n’est pas du tout la même chose d’écrire à dix-sept ans qu’à soixante-sept. Quand on écrit, on croit toujours, mais on a très rarement la foi. Écrire, c’est se laisser ramener à la page par l’animal qu’on chevauche, sans se rendre compte qu’on a laissé sa tête ailleurs, qu’elle traîne encore au lit dans des vapeurs érotiques innommables alors qu’on tente d’analyser sérieusement les premières mesures d’un quatuor de Beethoven. D’ailleurs, ce thème, il ne l’a jamais inventé, il l’a « découvert » en lui, c’est-à-dire qu’il a réussi à soulever les sédiments, les habitudes et les idées qui le recouvraient, qui le masquaient, il a réussi à faire jouer les catégories musicales de telle sorte qu’elles s’échangent leurs informations, qu’elles deviennent plastiques, souples et transigeantes. Est-ce une mélodie, est-ce un rythme, est-ce une harmonie ? Dans quel ordre ces catégories sont-elles intervenues pour donner forme à ce thème, comment ont-elle interagi entre elles ? Comment la répétition s’est-elle imposée ? Comment le nombre a-t-il creusé sa marque ? On est loin, apparemment, des thèmes de Jean-Sébastien Bach, qui semblent toujours avoir un sens propre, mathématique ou ésotérique ou symbolique, une formule magique, en quelque sorte. Non, les thèmes de Beethoven sont sensibles, uniquement sensibles et humains. Ils ont été chantés et éprouvés avant d’avoir été pensés, mais, bien entendu, la pensée n’en est pas absente pour autant. Même s’ils sont façonnés pour être développés (et là, Beethoven est le plus grand de tous), ils sont d’abord sortis de son corps, de ses mains et de son ventre. Comme Hugo plonge ses mains dans l’encrier, Beethoven plonge tout entier dans la douleur et la tendresse. 

J’ai finalement écouté le quatuor de Beethoven par le Quartetto Italiano, et j’en ai oublié les deux autres versions. Le tempo est plus lent, la tendresse est une maladie, chez lui comme chez moi. C’est fatigant, de pleurer… Tout le monde vous le dira : il est idiot de choisir entre deux formes de génie. C’est pourtant ma pente irrépressible. J’avais écouté des heures et des heures de Chopin, depuis quelques jours, à cause du concours de Varsovie. J’en ai la nausée. Et, retrouvant mon cher Beethoven, je jure de ne plus jamais le trahir pour de sinistres manigances de pianistes en mal d’applaudissements.