mercredi 15 octobre 2025

Je hais la nuit

 


JE HAIS LA NUIT ! 

Je ne vois aucune bonne raison pour que cette pourriture me fasse tellement souffrir, je suis désolé. C’est de la torture, et je croyais que la torture était interdite par la loi. Le pire est peut-être que cette forme de torture ne laisse aucune trace, ce qui suffirait à prouver ses mauvaises intentions. Dès que le jour revient, celui qui a été torturé durant huit heures avec une violence indicible n’a même pas la ressource de les raconter, de les dénoncer (la nuit et la torture). S’il fait mine de vouloir mettre des mots sur les souffrances endurées, tout le monde — tout le monde y compris lui-même, c’est ça le pire ! — trouvera qu’il n’y rien là de si terrible, qu’il exagère. Bande de cons. Venez prendre ma place une nuit, et on en reparlera…

Tout avait pourtant bien commencé, et même très bien, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je m’étais couché tôt, complètement épuisé par la nuit d’insomnie presque complète de la veille, et mon seul repas de la journée m’avait mis dans un état de torpeur que j’aime et qui me rassure. En général, je m’endors très rapidement, quand il en va ainsi. On a les joies qu’on peut. Mais, prudent, et aussi parce que je commence à avoir une certaine expérience, j’avais tout de même pris un somnifère ; et même deux. Voilà, me suis-je dit, ainsi je verrouille : pas question de se réveiller dans une heure et demie, tout va bien se passer, pour une fois, et demain matin je pourrai enfin me lever tôt et avoir une journée digne de ce nom. Bordel  de Dieu !

Quelques heures plus tard (il devait être onze heures et demie), j’étais éveillé par la douleur. Douleur au dos que je connais tellement bien, depuis des années que nous nous fréquentons, elle et moi, qu’elle ne m’effraie plus. C’est une vieille copine, un peu con, un peu pénible, mais on se supporte ; on doit avoir des trucs en commun. Une douleur au dos, vous me direz, ce n’est rien, ou pas grand-chose. On trouve une position dans laquelle elle ne peut plus pousser son fameux contre-ut, et on se rendort à l’aide des somnifères qui appuient sur les tempes de toutes les forces de leur sale chimie. On en profite tout de même pour aller pisser, après avoir réussi tant bien que mal à se mettre debout (c’est le plus dur, il y a ces instants de panique où l’on n’y parvient même plus, il faut ruser et ne pas s’affoler, surtout), en respectant le temps de sécurité, une fois assis (si par hasard on se lève trop vite, on peut se casser la gueule, et alors là…), on bute sur une paire de chaussures qui n’aurait jamais dû se trouver là, mais ce n’est rien, on ne gueule même pas, pour essayer de ne pas trop se réveiller, et on va vider à fond cette vessie sans fond qui a réinventé le mouvement perpétuel. [Merde, quand je pense que je suis en train d’écrire ça, avec tout ce que j’ai à faire, avec toutes les misérables urgences de ma vie, ça me met encore plus en rogne.] 

Le pire, vous savez ce que c’est, le pire ? Le pire, c’est qu’il fait beau, le lendemain matin ! Et ce beau temps vous est un reproche supplémentaire. Tu aurais dû te lever plus tôt, pour en profiter — et ce beau temps, en soi, est la preuve qu’il ne s’est rien passé durant la nuit qui vient de s’écouler. Rien du tout. Voilà ce que disent le ciel bleu et la douceur du mois d’octobre. T’as rêvé, mon pauvre ami… Tout est fait pour vous mettre le nez dans cette contradiction existentielle majeure : de quoi te plains-tu, EXACTEMENT ? Vas-y, explique-nous, on aimerait comprendre ; on est tout ouïe. Prends ton temps. Avec le chantage supplémentaire du Monde qui ne cesse de vous seriner (ça sort de l’oreiller comme un transistor qu’on aurait oublié là depuis l’adolescence) : « Tu es au courant qu’il se passe des choses terribles, dans le Monde [oui, il parle de lui à la troisième personne, ce con], tu es au courant qu’il y a des guerres, des génocides, des famines, des otages qui attendent leur libération, des vieux qui, à l’instant même où tu te plains, sont par-terre, sur un carrelage glacé, à greloter, à se pisser dessus, seuls et sans possibilité d’appeler à l’aide (le téléphone est loin, à l’étage au-dessous), qu’il y a des enfants qui sont en train de lutter contre un cancer à l’Institut Gustave Roussy, seuls avec un clown taré qui essaie de les faire rire ? Et le Grand Remplacement, tu y penses, au Grand Remplacement ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde à ça ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on essaie d’aligner des phrases pour parler d’une douleur que personne ne va vouloir comprendre, qui va même irriter le lecteur, on le sait ? ALERTE RADOTAGE ! Il fait beau, et tu te plains ? Tu n’as pas honte ? Si, bien sûr que j’ai honte, qu’est-ce que vous croyez. J’ai honte mais ma honte est nulle :elle n’empêche absolument rien, ma honte, elle ne tient pas ma terreur à distance, peut-être même, allez savoir, qu’elles sont complices l’une de l’autre, ces salopes, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. Allons, il fait beau ! Le Ciel t’exauce et tu l’insultes au lieu d’exulter ! As-tu froid, la journée ? Non. As-tu faim ? Non. Alors ? Alors ??? Merde, à la fin, je le savais, que c’était une mauvaise idée de commencer à écrire sur la nuit. (Je ne résiste jamais aux mauvaises idées, c’est mon seul talent.) Elle est en train de se foutre de moi, et de me dire : « Profite, mon petit vieux, profite bien des quelques heures de jour pendant lesquelles tu peux écrire tout ce que tu veux sur moi, vas-y, pérore, geins, vide ton sac, fais le malin, parce que je ne vais pas te rater. » Et je vois bien que cette garce accélère le temps, qu’elle réduit encore le peu d’heures qui me séparent d’elle, de ce soir. Elle a hâte de me retrouver, cette gaupe. Elle accélère le temps, vous savez comment ? C’est tout simple : elle me pousse à écrire, cette vicieuse, ce qui me laissera encore moins de temps pour faire ce que j’ai à faire et qui augmentera d’autant ma culpabilité, qui ne demande que ça. Ah oui, je ne vous ai pas encore parlé d’elle, de Culpabilité, mais c’est la troisième salope de l’histoire. Elles s’entendent à merveille, Nuit, Torture et Culpabilité, pour me bousiller le peu de vie qui me reste. Putain que je les hais, ces trois là. 

JE HAIS LA NUIT ! Je hais la nuit, et pourtant je passe mes journées à l’attendre. Est-ce le signe que je suis cinglé ? Qui attend son bourreau avec impatience ? Qui ? Chaque jour j’attends la délivrance, tout en sachant que cette délivrance va me déchiqueter un peu plus. J’attends la nuit parce que je fuis le jour et j’attends le jour parce que je fuis la nuit. Alors quoi ? Je hais la nuit, et pourtant elle m’est terriblement nécessaire, puisque c’est la nuit que je rêve. Je ne sais pas ce que sont les rêves diurnes, moi. Je n’ai jamais compris ces gens qui « rêvent » les yeux ouverts, qui « rêvassent », durant la journée, en tirant sur leur clope. Je ne sais même pas ce que ça signifie. Rien que ce mot atroce de « rêvasser » dit bien, je trouve, toute l’horreur de cette pratique. La voilà, la seule Délivrance que je connaisse : le Rêve. Dans la hiérarchie vitale (éthique ?) de Georges de La Fuly, le Rêve est tout en haut. Mais le vrai ! Pas la rêverie. Le vrai rêve, celui qui nous surprend radicalement, l’autre vie, quoi, celui dans lequel on ne se reconnaît pas, celui dans lequel on reconnaît les êtres sans les reconnaître, celui dans lequel on va à Paris, en train, habillé d’un seul slip blanc immaculé et bouffant. C’est bien Untel, aucun doute, et pourtant c’est tout sauf lui. La langue de Patricia. Les fesses de Chloé. Je ne suis pas « dans la lune », moi, jamais. Je l’ai peut-être été dans mon enfance, mais ce temps-là est révolu, oublié, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Je suis sous les ordres du soleil et de la nuit, alternativement, comme une pauvre fleur qui n’a pas voix au chapitre. Je mendie du soleil, et plus je demande au soleil de me réparer, de me réconforter, de me consoler, de me tenir droit, sifflotant, plus son absence me torture durant les heures d’ouverture de la sombre pute qui lui fait face, sans doute par une loi d’équilibre naturel que j’ignore. 

La nuit passée, comme souvent, je me suis trouvé à un carrefour, le carrefour qui rend fou. Devant, tout droit, la route de la douleur, à droite la veille, lumière allumée, mais pour quoi faire (lire est trop douloureux pour mes yeux, et, surtout ça me réveille encore plus) et à gauche, le sommeil, mon amour. Je voulais aller à gauche, évidemment, je ne suis pas maso. Mais j’étais déjà au maximum de la chimie, continuer dans cette voie aurait pu avoir des conséquences encore plus néfastes que la torture en cours, aurait pu ajouter à la torture sans la tenir vraiment à distance, seulement en l’aménageant quelques heures pour qu’elle revienne encore plus hargneuse, plus tard, mieux armée. (Je n’ai strictement rien contre le suicide, au contraire, mais je ne veux pas d’un demi suicide qui me laisserait débile et paralysé, voire pire. J’en ai déjà raté deux, je ne veux plus faire n’importe quoi.) C’est pourtant ce que j’ai fait, parce qu’arrivé à un certain seuil, la peur panique de la folie est la plus forte, en tout cas chez moi. J’oubliais, dans les solutions pratiques auxquelles on a recourt en désespoir de cause : les tranquillisants… Ô, ce mot… (Moi qui m’étais fait une spécialité de mépriser ces machins et de les déconseiller à tout le monde, je suis en passe de devenir un spécialiste, un maître-queue de la Benzo, le sommelier-chef du Xanax ou du Lexo, indémodables grands crus.) C’est pas de la nouvelle cuisine, que je fais, durant ces moments de terreur, c’est de la bonne vieille tambouille paysanne, où l’on ne rechigne jamais aux mélanges, de la grosse soupe improvisée dans laquelle on met tous les restes, à la bonne franquette, au fourzitou des familles, sans s’essayer au chef-d’œuvre. Les tranquillisants, je préfère de loin ce terme à ceux qui ont cours aujourd’hui, ce sont les épices qui relèvent un peu le ragoût qui a tendance à lasser, ou sembler fadasse. Du moins c’est ce dont on se persuade à quatre heures du matin, après avoir épuisé les autres solutions — et c’est bien d’épuisement qu’il s’agit.

Je sais qu’un jour je ne supporterai plus les tortures de la Nuit, et je redoute les moyens que j’emploierai pour y mettre un terme, parce dans ces moments-là, on n’a plus vraiment le sang-froid nécessaire, on ne choisit pas. Je hais la nuit, je hais le beau temps. Je me hais de haïr la nuit et le beau temps. Je me hais d’être en train d’écrire.