mercredi 12 juin 2024

Lendemain de cuite

 

C'est un lendemain de cuite. On n'entrera pas dans les détails, rassurez-vous. Il y a eu des élections, il y a eu la mort de Françoise Hardy, le décès, comme ils disent… d'autres choses encore. Immédiatement se lève une armée numérique de pleureurs et de commentateurs avisés de la vie politique française, sur Facebook ou ailleurs.

Les Français aiment les hommages, on le sait. Ils aiment surtout, les Français d'aujourd'hui, les épais roulements du Gros Tambour médiatique et numérique qui moi me casse les oreilles. Je ne reviens pas sur la mécanique dont j'ai déjà parlé ailleurs, qui est toujours la même, et c'est bien ce côté automatique et lancinant, radoteur et prévisible, qui est exaspérant et désespérant. L'emballement est d'autant plus fort que le sujet est mince, ou, sinon mince, défraichi, et même avariéÇa parle et ça ressasse pour remplir le vide, pour masquer les odeurs pestilentielles du corps social en état de putréfaction avancée, pour surtout ne pas parler de ce qui nous a conduit jusqu'ici, la déculturation radicale et générale qui emporte tout sur son passage depuis quarante ans, et dont les dégâts collatéraux se font jour au fur et à mesure de l'avancement du siècle. 

Ils ont des idoles. Qui n'en a pas ? On en déduit donc que « chacun les siennes »… Ça ne se discute pas, voyez-vous. Eh bien si, justement, on en revient toujours et éternellement là, à ce point nodal et si profond qu'on n'ose le toucher qu'avec de longues pincettes : les goûts, ça se discute ; il n'y a même que cette discussion qui ait un sens effectif, que ce conflit latent qui dise quelque chose de vrai et d'essentiel sur les hommes, leurs sociétés et leurs désirs. Le propre des idoles, c'est qu'il est impossible d'y toucher, dès lors qu'elles ont “le peuple” avec elles. Pourtant c'est la seule chose intéressante, de toucher aux idoles, mais c'est toujours une forme de suicide, de toucher à une idole, quelle qu'elle soit. 

Ils avaient eu leur Johnny, pourtant, et l'on pouvait espérer être tranquille durant quelque temps, mais c'était folie de le croire. Oh, je n'ai rien contre Françoise Hardy, rien du tout. Elle était plutôt sympathique et moins vulgaire que la moyenne. Et j'irais même jusqu'à penser qu'elle ne se faisait pas trop d'illusions sur son art. Ce n'est évidemment pas d'elle, que je parle, et les quelques réactions que je reçois à un minuscule tweet d'humeur le prouvent amplement. Je me fiche absolument de savoir s'il faut admirer ou non Françoise Hardy, si elle avait du talent ou pas, une voix ou pas, si elle était sympathique ou antipathique, généreuse ou pingre, morale ou immorale, intelligente ou bête. Ce n'est évidemment pas de ça que je parle, mais bien sûr on se précipite pour me reprocher mon « mépris », et ma « posture aristocratique ». Ah, le coup du mépris de classe, ça ne rate jamais ! On peut compter sur lui en toute occasion, je vous assure. Il y en même un qui me reproche de croire « appartenir à une race supérieure »… On en vient très vite là, dès que les goûts (les états culturels) sont de la partie, je ne cesse de le constater. On a toujours envie de leur répondre : qui se sent morveux se mouche. Ce n'est certainement pas moi qui parlerais de race supérieure ni même d'aristocratie, même si l'aristocratisme n'a rien en soi de déshonorant. Les susceptibilités sont vives, dès qu'on n'adore pas les mêmes veaux, dès qu'on affirme ne pas avoir les mêmes souvenirs, les mêmes références. Mais que leur enlève-ton, grand-dieu, en affirmant simplement nos goûts et nos dégoûts ? En quoi devraient-ils se sentir morveux, puisqu'il est bien évident que nous avons tort et eux raison ? On ne peut même pas avoir tort dans son coin, c'est encore trop. Même un millimètre cube de désaccord, c'est encore trop… C'est là qu'on voit comment fonctionne la petite-bourgeoisie. Si elle ne peut inclure, elle quitte le masque de la bonhommie et devient féroce. C'est chaque fois la même chose : ils ont le monde entier pour eux, les radios, les journaux, les “avis autorisés”, les spécialistes, les sociologues, la grande masse des internautes, toutes les voix de la rumeur, ils ont tous les tambours à leur disposition, toutes les justifications morales, toute la déferlante publicitaire, toutes les émotions bénies, ils sont tous d'accord entre eux, et ça ne leur suffit encore pas ! Ils exigent de venir rééduquer jusqu'au fond de leurs chiottes deux ou trois peigne-culs qui ont le front de penser un peu différemment et le culot d'exprimer leur mauvaise humeur passagère. Il est inenvisageable de ne pas hurler avec les lourds. Qu'on se le dise ! Même Éric Ciotti l'écrit : « Françoise Hardy, l’idole de toute une génération n’est plus. » Ici, les mots importants sont : « de toute une génération ».Toute une génération, c'est forcément la mienne, puisque Françoise Hardy était une idole dans mes jeunes années. Et si je me mettais, moi, à dire ici quelles étaient mes idoles, dans ces années-là, je me rendrais compte que celles-là sont à peu près inconnues… De là à penser qu'elles n'existent que dans mon imagination malade, il n'y a qu'un pas. 

En contrepoint, j'écoute Bill Evans, en trio, au tournant des années 60. C'est un antidote puissant, essentiel. La finesse, l'intelligence, l'aristocratisme, oui, de cette musique, me console et me venge de la bêtise lourde qui se sent visée au moindre désaccord. En général, il ne faut pas attendre longtemps avant de recevoir le reproche ultime, qui est qu'on n'aime rien. Et c'est cocasse car évidemment on aime et on admire beaucoup plus de choses, d'œuvres et d'artistes, en général, que ceux qui nous font ce reproche. Simplement, comme ils ne les connaissent pas, ils n'existent pas pour eux. 

Mais au fait, qu'avions-nous dit pour mériter de tels réactions outrées ? Très peu, en vérité. « Entre les hommages émus à Françoise Hardy et les commentaires politiques avisés, on a plus que jamais envie de fermer la porte définitivement. Ce monde n'est décidément pas fait pour nous. » Deux phrases, trente-deux mots, qui nous semblaient bien inoffensifs, bien anodins, même. Nous faisions état d'une humeur peut-être maussade, du sentiment d'irréalité qui nous prend très souvent à voir ce qui agite nos contemporains, rien de plus, et du fait que nous nous sentons étrangers sur Terre, le plus souvent. Tu parles d'un scoop ! Si nous nous épanchions vraiment, c'est tous les jours que nous ferions ce genre de déclaration, et sur un ton bien plus virulent. Le constat que nous habitons un monde inhospitalier et incompréhensible peuplé de gens avec lesquels nous ne partageons presque rien est d'une grande banalité, du moins le croyais-je. 

Rassurons-nous, il paraît que le vent de l'Histoire s'est enfin levé, et que nous allons voir ce que nous allons voir. Ça devrait mettre tout le monde d'accord… Jusqu'à la prochaine pandémie affective.