dimanche 26 novembre 2023

Intermezzo et défunts

« Aliza Kezheradze (géorgien : ალიზა ქეჟერაძე ; 11 décembre 1937 à Tbilissi – 18 février 1996 à New York) est une pianiste géorgienne et professeur de piano. Elle avait été l'élève d'Alexandre Siloti (lui-même élève de Franz Liszt). Professeur d'Ivo Pogorelić, elle l'a épousé en 1980 bien qu'ils aient vingt et un ans d'écart. Elle est morte d'un cancer à l'âge de 59 ans. »

J'écoute les sonates de Scarlatti de Pogorelich. 

Hier, j'ai appris la mort de Carlos. Il est mort au mois d'août, mais je n'en savais rien. C'est en voyant qu'un concert hommage est programmé à la radio que j'apprends sa disparition. 

J'ai écouté les entretiens qu'Ivo Pogorelich a donné à Judith Chaine sur France-Musique. 

Un rêve atroce m'a réveillé ce matin à sept heures. Quand je dis “un rêve atroce”, ce n'est pas d'un cauchemar qu'il s'agit, et j'aurais préféré faire un cauchemar. 

J'écoute les Scherzos de Pogorelich.

Ce rêve était placé sous le signe du Blanc. Je revenais « à la maison », sans doute après une longue absence. Je retrouvais une maison familiale complètement différente de celle que je connaissais. Tout était impeccable. Impeccablement rangé, impeccablement propre et impeccablement élégant, impeccablement moderne, aussi. Le luxe était partout, mais c'était un luxe extrêmement sage, et même chirurgical. Le sol d'une des pièces de la maison était recouvert d'une moquette blanche et bouclée, très épaisse, ce qui constituait une surprise énorme, pour moi, car nous n'avons jamais été moquette, à la maison. Je passais de pièce en pièce avec un sentiment de malaise intense, plus même qu'un malaise : une infinie tristesse et une grande angoisse s'abattaient sur moi. Toutes les pièces étaient blanches, blanches du sol au plafond. Même les meubles étaient blanc, même la chaîne Hi-Fi, très sophistiquée, et qui fonctionnait à la perfection (ce qui, je ne sais pourquoi, me pinça le cœur), comme tout ce qui se trouvait dans cette maison. J'allais de pièce en pièce avec un sentiment d'irréalité et d'abandon douloureux. Je ne me sentais pas du tout chez moi, et pourtant je m'y trouvais, indubitablement. Je voyais mes frères et sœur, qui avaient l'air, eux, de trouver que tout cela était bel et bon, et, pire que ça, normal : ils semblaient affirmer, du simple fait de leur présence, qu'il était impossible de vivre autrement. Simultanément, je sentais une leçon de morale qui montait de toute part, qui émanait des murs même de la maison, et qui semblait dire : « Voilà la bonne manière de vivre, et la seule. Tu ferais bien de le comprendre, et de t'y conformer, si tu veux avoir une place ici. » Autant dire que leur regard sur moi était tout sauf bienveillant ou affectueux. Ils étaient les nouveaux maîtres, et j'étais un intrus, un pauvre hère qu'on accueille parce qu'il le faut bien, mais qu'on ne peut que tolérer. Et puis il y eut le moment le plus douloureux, qui m'a réveillé car je n'ai pas pu endurer cette souffrance : le face à face avec ma mère, qui avait un visage totalement inconnu, à la fois fade et neutre — mais pourtant maussade, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle n'eut que quelques mots pour me reprocher de n'être pas masqué. Elle aussi était habillée de blanc. Il y avait un chien, je crois, mais il avait l'air malheureux. 

J'écoute les Tableaux d'une exposition de Pogorelich. 

« Premièrement, une perfection technique allant de soi. Deuxièmement, une intuition de la façon dont se développe le son du piano, tel qu’il a été perfectionné par les pianistes compositeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui concevaient le piano à la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs. Troisièmement, la nécessité d’apprendre à utiliser tous les aspects de nos nouveaux instruments, qui ont un son plus riche. Quatrièmement, l’importance de la différenciation. »

La journée avait pourtant bien commencé. Quand je parviens à dormir, tout va mieux. En plus, il fait beau, ce matin. Un beau temps froid et sec comme je l'aime. Extraordinaire Vieux Château ! On erre avec lui, hagard. Le sentiment du Froid… Le Chéran en hiver… La route de la Fuly en hiver, sous le soleil du matin, à pied, en arrivant de la gare, dans le dernier tournant… 

« Pour parler bêtement, c’est-à-dire comme un psychanalyste, vous avez un complexe d’illégitimité, c’est évident, mais le plus intéressant est que vous l’avez cultivé, sans vous en rendre bien compte sans doute. »

Après la mort de Jacques, il y a quelques semaines, voilà celle de Carlos. Il est mort en août, mais j'ai appris la nouvelle en voyant que France-Musique avait programmé un concert en hommage au compositeur. Le jardin est envahi d'une troupe serrée de très beaux oiseaux dont j'ignore le nom, gris cendré et bruns, ronds, au ventre parsemé de points plus foncés. Les feuilles du figuier blanchissent. Le vent est tombé. 

Quand j'écoute Pogorelich, j'entends le Po et le Go, mais pas le Relich. Il dresse des arrêtes dans le son, qu'il creuse au burin, faisant jaillir des gerbes d'étincelles (Bydlo). J'ai souvent du mal à savoir si son interprétation est très scolaire, ou très géniale. Un chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Ferme de Chavanod, en 1972. Je suis dans la salle de répétition, adossée à la cuisine, seul, je mets le disque d'Emerson, Lake and Palmer sur le tourne-disques : Promenade. La froideur et le tranchant des instruments électroniques me séduisent. C'est tout nouveau, impossible à comprendre. Je ne sais qu'en penser. Je garde mon plaisir pour moi. 

Jean-Claude Ellena parle de la mousse de chêne qui « sent le pubis féminin ». Les odeurs, voilà bien l'alpha et l'omega de la vie d'un homme, en effet. De là nous venons et là nous retournons. Du nez vers le nez, en passant par les oreilles. 

Carlos n'a jamais répondu à la lettre que je lui ai adressée au début de cette année. Il était peut-être déjà mourant, qui sait ? Je ne saurais jamais s'il l'a lue, cette lettre… 

Elle n'était pas belle, Aliza Kezheradze. 

« Le troisième mouvement ressemble à du rock and roll. C'est tellement amusant » dit Hilary Hahn du troisième mouvement du concerto pour violon de Sibelius. Je l'ai entendu à la radio par hasard, il y a quelques jours, ce troisième mouvement, et sa laideur m'a frappé. Que c'est lourd, bon dieu ! C'est drôle parce que j'aime beaucoup Sibelius (surtout ses cinquième et septième symphonies), et j'ai toujours aimé ce concerto, mais je n'entendais pas la laideur de ce mouvement, à cause ou grâce à ce qui précède. Je découvre que le musicologue anglais Donald Francis Tovey déclarait à propos de ce même mouvement qu'il s'agissait d'une « d'une polonaise pour ours polaires », et je ne puis qu'approuver. À bas le rock and roll ! À bas Johnny ! 

Lui, en revanche, est très beau. Ses yeux sont protégés du regard d'autrui par des arcades sourcilières en promontoire, de chaque côté de la glabelle. Yeux verts, oreilles loin derrière le crâne. « Oui, nous avions des examens de gammes ! » Il parle, avec un sourire, du conservatoire de Moscou. Il a une voix douce, séduisante, à la fois enfantine et princière. Elle lui dit qu'il est très doué, mais qu'il va devoir travailler beaucoup. Peut-être est-ce cela qui a séduit Ivo, chez elle : qu'il doive beaucoup travailler ? Elle n'aime pas la position de ses mains : il est très tendu. Il la regarde étrangement : personne ne lui avait fait ce genre de remarques jusque là. Il demande à la nièce d'Aliza Kezheradze, qui se trouve là : « Qui est cette femme ? » Il lui demande si elle est pianiste. Elle rit et ne répond pas. Il la demande en mariage alors qu'il n'a que dix-huit ans, et qu'il n'a pris que dix ou quinze leçons avec elle. Comme elle lui demande d'arrêter de dire des bêtises, il s'en va en claquant la porte. Deux ans après, ils seront mariés. 

Je pense à Sarah, jeune élève de Carlos que je croisais très souvent au cours, et qu'il a fini par épouser. Blonde, fine, enfantine, presque transparente : tout le contraire des femmes qui m'attirent. Pauvre Alicia, qui est restée sur le carreau (Alicia, la mère sans enfants, qui avait construit patiemment son génie de mari durant des décennies)… Que de blondes je croisai, moi qui n'aimais que les brunes ! J'ai connu trois Sarah. Une rousse, que j'ai élevée comme ma fille, clarinettiste ; une blonde, pianiste, et une brune, violoncelliste, dont j'ai adoré le corps et le prodigieux humus sexuel. 

Con mortuis in lingua mortua… Quatre minutes de musique impalpable, aux limites du son et du sens, la vie passée glissant comme un tapis fuyant sous nos pas hésitants dans une brume légère et trop claire. Baba Yaga, maigre et unijambiste, se nourrissant d'enfants. Nous sommes sortis des catacombes et nous dirigeons vers la Grande Porte de Kiev, après l'attentat contre le tsar Alexandre II. 

Ce jour-là, j'avais joué la suite opus 25 de Schoenberg, et je m'étais interrompu dans le dernier mouvement, comme un âne qui refuse d'avancer ! Je n'étais pas prêt, mais Carlos avait insisté pour que je joue tout de même. À cette audition assistaient des pianistes de renom, dont Gérard Frémy, que j'admirais, et j'avais été profondément humilié. Ce n'est pas que j'avais mal joué, non, c'est que la terreur m'avait pris au plein milieu de la gigue, et que j'avais été incapable de continuer. Je crois que de ce jour-là m'est resté gravée une profonde entaille dans mon estime-de-soi-pianistique. Le pire avait été les discussions, après, autour de pâtisseries (Carlos était très gourmand et Alicia encourageait ce penchant). Je me rappelle que nous avions parlé ce jour-là de Pollini et de Zimerman. J'avais été scandalisé, car ils semblaient tous d'accord pour dire du mal de Pollini (et du bien de Zimerman, par comparaison). 

Depuis deux jours, j'écoute Ivo Pogorelich, que je n'aimais pas du tout (enfin, je veux dire que je n'aimais pas du tout son jeu de piano). Le simple fait de l'avoir écouté parler longuement m'a amené à réviser mon jugement, ou plutôt, à le suspendre, et à l'écouter avec une tout autre oreille. En tout cas, c'est un personnage fascinant. Il a épousé Aliza Kezheradze, son professeur de piano, qui avait 21 ans de plus que lui. Elle est morte d'un cancer, en 1996, ce qui a plongé Pogorelich dans un silence qui a duré de nombreuses années… Je trouve ça intéressant, ce jugement qui ne cesse de se modifier, une vie durant (et tant pis pour l'enfonçage de portes ouvertes). Le scandale du concours Chopin, en 1980, je l'avais très mal compris. Moi je me disais : Bon, Argerich le trouve génial (et aussi Paul Badura-Skoda et Nikita Magaloff), c'est bien son droit, mais c'est aussi le droit des autres membres du jury de ne pas aimer ce jeu-là. Mais j'ai appris depuis qu'il y avait eu des magouilles politiques, c'est du moins ce qu'il affirme aujourd'hui, et je veux bien le croire. La réaction d'Argerich, qui avait démissionné du jury, prend donc un tout autre sens. Rendez-vous compte : au concours Chopin, les pianistes sont notés sur une échelle de 1 à 25. Eh bien Pogorelich, à l'avant-dernier tour, avait récolté des 0, ce qui l'a empêché d'accéder au dernier tour ! C'est tout de même terrible… (Mais on le voit mâcher du chewing-gum, à ce même concours !)

« La musique de chambre, c'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre. »

J'écoute les préludes opus 28 de Pogorelich. Je commence à comprendre… (En tout cas, quand il joue le troisième prélude, il ne mâche pas de chewing-gum.) Et son huitième prélude est admirable. Papa adorait le septième, en la. Je ne comprenais pas. Maintenant, je sais. L'élégance, la civilisation. Le tact. La galanterie. Tout est là, en quelques notes précises et impeccables disposées délicatement sur le clavier. Tout ce qui a disparu. C'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre… À condition aussi que la femme ait l'intelligence des sens et des odeurs.

Jardin silencieux. Le jour se lève. Je suis seul à assister à ce rituel. Chopin murmure, il faut tendre l'oreille pour entendre. Tout est à sa place. Miracle !

Carlos est mort, donc. Un de plus qui va désormais se trouver juste derrière mon épaule, à lire ce que j'écris, à savoir ce que je pense. Je ris car Jacques et lui se détestaient cordialement. Ou plutôt, Jacques détestait Carlos, qu'il trouvait prétentieux et arrogant, et Carlos méprisait Jacques. Ces deux-là n'avaient pas un caractère facile, c'est le moins qu'on puisse dire. À côté d'eux, je crois bien que je suis un ange. Ma vie pourrait se résumer à ces quelques figures mortes, dont la théorie a commencé à mes seize ans, dans une voiture broyée. Les pères… Il en reste un. Paradoxalement, et contrairement à la légende, c'est le plus facile à vivre, le plus gentil : le seul qui n'a pas de liens directs avec la musique. L'autre jour j'ai rêvé de Jacques. Un rêve terrible dans lequel il me disait que j'avais déçu « le monde entier ». Rien que ça… Je cultive mes complexes. Je les arrose, je les soigne. Je les réchauffe, en hiver. La goutte d'eau, l'infatigable goutte d'eau du quinzième prélude, l'enharmonie qui ronge les sangs et les images. Elle finit par tout emporter, elle nous sauve du ridicule, mais aussi du succès. Le type de séduction qui nous séduit se trouve à l'intérieur même de la roche, de la matière, du son. C'est le vide sombre qu'entourent les éléments. L'odeur qui reste quand ça ne sent plus rien. L'image absente. Sostenuto

Pogorelich sait aller lentement. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il sait aller lentement parce qu'il est là dans chaque fraction du son, il n'a pas peur. Il fait partie de ces gens qui croient à leur étoile. Il joue quand le Maître parle en lui, ce qui donne à son jeu une puissance incomparable, quoi qu'on puisse penser de ses choix. Il faut entendre la manière dont il fait sonner le ré grave du dernier prélude, celui que Carlos aimait tant, qu'il nommait « Scriabine », à la toute fin. Je ne vois que Cortot qui parvienne à cette hauteur de vue, avec bien entendu de tout autres moyens, et surtout avec une vision du monde entièrement différente. 

L'importance de la différenciation ne va pas sans le sens de l'unité, sans quoi elle sombre dans le délire. Promenade. Le Vieux Château. Les Catacombes. 

Mes deux élèves, Pierre et Bruno, mathématiciens tous les deux, m'ont apporté un disque de Pogorelich, qu'ils adorent. Je ne sais plus de quoi il s'agissait, mais j'avais détesté : anti-musical, avais-je lâché, méprisant. On est bête, quand on est professeur. 

Il y a des pianistes qui sont des peintres et d'autres qui sont des sculpteurs. D'autres encore qui sont des poètes. 

En récital, l'opus 111 de Pogorelich dure quarante et une minutes. 

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible... »

Anti-musical toi-même ! Si au moins j'avais connu la gloire… Si j'avais pris le temps de souffrir avec intelligence… Si j'étais descendu en spéléologue dans les tréfonds du son et en avais remonté quelque chose comme une pierre noire… Si j'avais su… Le temps, lui, ne m'a pas raté. Il faut dire qu'il ne rate personne, ou presque. Et le plaisir s'oublie vite, au fond des vieux châteaux glacés… 

Je ne ralentis pas parce que je suis vieux et que mes forces m'abandonnent, au contraire, je ralentis parce que chaque nouvelle lecture s'enrichit : il y a plus à voir, plus à entendre, plus à comprendre. Chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Bydlo. Je laboure. La force de lutter contre le temps. La force des bêtes, la force des hommes. Soleil d'hiver. Si j'avais su. Sanglots des pierres que personne n'entend… 

Je rentre à la maison. J'écoute l'écho des voix passées. Je suis seul. Tant de blancheur m'éblouit. Toutes les images se confondent. Les vaches de la route de la Fuly, les noyers, les collines, les montagnes, plus loin, et ces odeurs qui m'emportent, déjà, le jardin, les arbres, la serre, les clapiers, les visages, l'escalier, la rumeur du matin qui monte à l'étage, dans la chambre calme et chaude. Il faut voir Karajan diriger Bydlo, le tuba au bout du bras, et les contrebasses qui remuent la lourde et tiède matière fumante : Où vont-ils, ces hommes ? Personne ne le sait. Il y a un chien, avec eux, je crois, mais il a l'air malheureux. Tout vient de la terre, tout monte de la terre, c'est comme une nuée lourde et lente. On se tient immobile, on attend quelque chose comme une transfiguration, l'apparition d'un visage, quelque chose qu'on reconnaîtrait ou dont l'incontestable vérité nous ouvrirait le cœur. 

À la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs… Même la plus belle des orchestrations, et Dieu sait que celle de Ravel est magnifique, ne nous offre pas la richesse contenue dans un piano joué par un véritable musicien, je m'en avise encore ce matin. Tout ce qu'on entend, tout ce qui passe à travers les mailles serrées du tissu pianistique sera toujours supérieur en qualité d'imagination, en richesse symbolique, en poésie, en ambiguïté et en absence, au plus merveilleux des orchestres qui nous oblige à entendre qu'une trompette est une trompette, un trombone un trombone, un violoncelle un violoncelle. 

Je commence seulement à entendre son legato, à le comprendre. Il parle d'objectivité. On sent qu'il cherche à se débarrasser de tout ce qui adhère trop facilement à l'interprétation, par paresse ou besoin de séduire. « Il ne respecte pas la musique. Il utilise les extrêmes jusqu'à la distorsion. Et il joue un peu trop la comédie » disait de lui Eugene List en 1980. Oui, il utilise les extrêmes, quoi qu'il s'en défende, mais c'est parce qu'il cherche à rejoindre le compositeur dans sa radicalité, car tous les compositeurs sont radicaux, on l'oublie trop souvent. On n'est compositeur qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on entend, de ce que personne avant nous n'a entendu. On n'est interprète qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on est, là où l'on oublie ce qu'on a entendu, où l'on se découvre dans le miroir sans se reconnaître. 

J'écoute son intermezzo en la majeur de l'opus 118 de Brahms. Quelle douceur ! Je le joue avec lui. Je m'épuise. 

Qu'aurait pensé Liszt, qu'aurait-il entendu ? Je ne sais pas. Alors je récoute sa voix, son rire, je regarde ses yeux, et je laisse flotter la musique autour de moi, sans plus penser. Elle prend toute la place.