Raconter un rêve est une chose impossible, c'est entendu. Le verbe "raconter" le dit bien. Le rêve s'oppose à l'histoire. La narration et le rêve sont des éléments presque complètement incompatibles, car les temps, dans le rêve, ne s'excluent pas les uns les autres. Il n'y a pas du présent, puis de l'imparfait, puis du passé simple, puis du futur ou du futur antérieur, puis du conditionnel, il y a des empilements ou des emboîtements de temps contradictoires qui sans cesse nous déroutent, au sens propre. Alors que la narration implique que les temps soient chacun à leur place, pour que les verbes puissent fonctionner comme des verbes. Il faudrait peut-être mettre tous les verbes à l'infinitif, les annuler ou les barrer, ou les mettre entre parenthèses, en tant que verbes, et voir ce qui se passe ? (Il est possible que les catégories de notre grammaire (verbes, substantifs, conjonctions) soient caduques, dans le monde du rêve, ou du moins qu'elles se fondent dans une structure molle, qu'elles se liquéfient, que des éléments de l'une passe silencieusement dans une autre.) Cela deviendrait très vite incompréhensible, pour celui qui lit la transcription du rêve, mais ce serait sans doute plus juste. Les verbes d'action, dans un rêve, sont seulement des pivots, des poteaux indicateurs, des forages vertigineux, des points où le temps s'enroule sur lui-même et démontre que nous nous situons dans un pays qui n'a pas les mêmes lois que celui que nous habitons durant la vie diurne. Un verbe au présent peut très bien masquer une action au futur, le conditionnel et l'indicatif se conjuguer pour produire un mode inconnu de nous. En quelque sorte, on pourrait dire que le temps se contredit lui-même, et nous perd — soit que nous n'arrivions pas à le suivre, dans ces dimensions paradoxales, soit que nous le semions en route, car notre temps, celui que nous connaissons, ne prend jamais le temps de s'arrêter. Il file en ligne droite sur une voie unique.
Pourtant, raconter un rêve n'est jamais une perte de temps, car la logique du discours et de la langue nous confronte au paradoxe profond qui nous habite sans que nous en soyons conscients. Tout notre être est bâti sur un paradoxe profond, sur un paradigme paradoxal que nos yeux et notre pensée ne sont pas en mesure d'apercevoir. Trop d'habitudes, trop de sensations, et trop de discours (la science, la morale, la culture) le rendent indécelable, alors que sans doute il est le plus agissant, dans notre vie. C'est justement quand nous ne parvenons pas à raconter un rêve qu'apparaît sa structure, et, en miroir, celle qui nous fonde.