Chaque jour il est un peu plus difficile de continuer, non pas à vivre, mais à survivre. Je m'épate moi-même : je ne me savais pas tant de courage. Mes cours de piano sont parmi les choses les plus difficiles à endurer. Il faudrait que j'aie le courage d'écrire sur le sujet, mais il fait partie de ceux qu'on craint d'aborder, de peur que seulement y penser le fasse paraître encore plus insupportable qu'il n'est — et il l'est déjà ô combien, Dieu sait. J'ai beau écouter Bach, ce matin, l'entrain à vivre, la pile atomique du vivant s'épuise à vue d'œil, je le vois bien. Il faut à chaque fois que je monte sur une marche plus haute que la précédente pour supporter les coups, pour éviter de tomber. Ils ne sont pas plus forts, ces coups, leur violence ne s'accroit pas, mais ils sont constants et infatigables, terriblement monotones, et surtout, ils sont neuf fois sur dix incompréhensibles — je crois que c'est le plus pénible. On ne les évite pas, on essaie à chaque fois d'atténuer leur brutalité en montant un peu plus haut, c'est tout ce qu'on peut faire, mais le cœur s'épuise, à force. Eux, en revanche, sont loin de se fatiguer, semble-t-il. On ne comprend pas du tout l'acharnement que mettent le sort et les autres à nous infliger ces petites douleurs à répétition. Y a-t-il un bénéfice, pour eux ? Je n'en suis pas sûr.
Quelle est cette malédiction qui pousse les hommes à se faire du mal ? Oh, je sais bien que mes questions sont naïves et peut-être ridicules, car la littérature et la psychologie leur ont apporté déjà beaucoup de réponses très convaincantes. Mais les réponses des autres ne sont que des explications, ou des hypothèses. Ce que nous demandons, nous, ce sont des réponses, c'est un dialogue, c'est du soin et de l'attention — la version pauvre de l'amour, en somme, son écho atténué. Or, du dialogue, il n'y en a jamais. Chacun garde ses réponses pour lui, car il élabore en secret un édifice de sens (c'est-à-dire de croyances) qu'il espère solide, et il sait qu'une confrontation avec autrui risque d'ébranler fortement cette construction, de la déséquilibrer, ou de lui faire dire autre chose que ce qu'il souhaite entendre. La maladresse est si constante qu'elle ne peut que paraître volontaire et déterminée. Il n'y a d'imagination que dans la brutalité, jamais dans le tact et l'érotisme des gestes et des pensées. Et quand exception il y a, on ne peut que constater qu'elle est involontaire, qu'il s'agit d'un accident. (Oh, il n'est pas toujours regretté, bien sûr, cet accident…)
Je ne suis pas sûr qu'il soit bien raisonnable de continuer à survivre. S'il s'agissait de vivre, on y regarderait à deux fois, bien sûr, mais ce n'est pas du tout cela, dont il s'agit. Qu'est-ce que la survie ? C'est bien entendu une sous-vie un peu honteuse, un peu macabre, un peu débile. C'est le contraire de la vie, en somme. Pourquoi ai-je l'impression que c'est tout ce qu'on est décidé à nous offrir, dans le monde qui ouvre sa grande gueule ? Suis-je devenu soudain un effroyable pessimiste, ou bien ai-je seulement les yeux grands ouverts ? En tout cas, ce dont je suis certain, c'est que cette sous-vie est en train de se répandre jusqu'en notre intimité à la vitesse d'une marée inconsciente de sa propre puissance. Quand je vois la figure de Macron ou celle de Bill Gates, pour ne citer que ces deux-là, je sais qu'on ne nous veut pas de bien. La dévastation est en marche. C'est leur projet !
Un jour d'élections comme aujourd'hui, la seule chose sensée qui nous semble à la fois bénéfique et utile serait de pousser un gigantesque HURLEMENT. L'isoloir porte bien son nom.