jeudi 16 juin 2022

Hors-sujet


     

     La passion du hors-sujet (au sens large) est une des plus violentes et des plus constantes qui se laissent voir, jour après jour, sur les réseaux sociaux. On peut bien sûr penser que c'est un détail, qu'il n'y a pas mort d'homme, et que le monde comme il va nous offre beaucoup de spectacles plus formidables. Je trouve au contraire significative et très inquiétante cette incapacité chronique à comprendre ce dont il est question, dans quelqu'énoncé que ce soit. 

C'était l'une des toutes premières choses qui s'enseignait à l'école, du temps que l'école existait : comprendre de quoi ça parle, et ne pas répondre à côté.

Ce que les réseaux sociaux nous auront montré, c'est cela : la surdité logique — qui évidemment se voit beaucoup moins dans les échanges oraux, car il existe tout un système de correction ou de pondération lié au corps (car le corps participe lui aussi à la conversation, il amende la parole, il la canalise, il l'informe, il lui confectionne des habits qui très souvent prennent le pas sur elle) — se voit en eux comme le nez au milieu de la figure. On ne voit même plus que ça !

Lorsqu'on parle de cette tare sur Facebook, les premiers commentaires (qui nous approuvent et qui même nous louent de dénoncer ce travers) font immédiatement la preuve que ce que l'on dit est juste. C'est une sorte de confirmation par l'absurde qui, là aussi, peut vite rendre fou. 

Notre époque est à la ventriloquie, comme le dit Kierkegaard. La vérité a disparu, parce qu'ont disparu la singularité et le goût. La parole qui a cours, et qui se répand comme un liquide envahit tout ce qui est creux, est celle de l'autre disséminé en nous : ce ne sont plus qu'échos d'échos. Il n'y a plus de vérité car il n'y a plus de visages. Il n'y a plus de visages car il n'y a plus de goût. Il n'y a plus de goût car il n'y a plus de culture commune. Il n'y a plus de culture commune car il n'y a plus de culture. Il faut constamment tout leur expliquer, tout leur montrer, tout justifier, tout paraphraser, tout dé-montrer : il faut leur indiquer là où regarder, ce qu'il faut entendre, ce qu'il faut voir, où se trouve le sujet de la phrase, où est l'idée principale, car ils ne savent plus hiérarchiser, séparer, discriminer. Ils voient des visages et n'en pensent rien — ne savent qu'en penser. Ils voient sans voir. Ils n'osent pas voir, ni voir ce qu'ils voient ; ils n'osent pas penser, ni penser ce qu'ils pensent ; ils n'osent pas aimer, ni aimer ce qu'ils aiment. Leurs sens sont externalisésbranchés sur d'autres canaux, ils ne leur appartiennent déjà plus, car ils sont en permanence indexés sur le dehors, sur la rumeur, sur le on-a-dit. Les répétiteurs ont été remplacés par les répéteurs. On a changé de sources et d'origine. Les maîtres étaient chargés de (faire) répéter les chefs-d'œuvre (c'est-à-dire ce qui est au-dessus de nous), mais comme on a éradiqué les maîtres, ce qui se répète c'est la variété (ce qui est à côté de nous), c'est-à-dire, comme son nom ne l'indique pas, l'invariant, le même, le tout-venant. Au temps de la diversité, le divers se fait plus discret que jamais.

Mais revenons à notre hors-sujet. Le hors-sujet généralisé, tel qu'il se pratique aujourd'hui à l'échelle planétaire, me semble-t-il, est une manière radicale de nier tout sujet. Il n'y a plus de sujet (aux deux sens de ce terme), c'est ce que démontre l'incapacité de tous les sujets parlants à rester en lui, et s'ils en sont incapables, c'est précisément parce qu'ils n'existent plus en tant que sujets. Il ne peut plus y avoir de hors-sujet, quand il n'y a plus de sujet. Il n'y a plus de frontière entre le sujet et le hors-sujet, il n'y a plus d'intérieur ni d'extérieur, ça communique ; non, ça ne communique pas, puisque c'est la même chose. On peut très bien être ici & là, à la fois, en même temps, on peut y être et ne pas y être. C'est comme d'essayer de remplir une outre trouée : ça passe outre. On le voit bien, dès qu'on essaie de discuter avec eux, qu'ils ne savent pas où ils se tiennent. Là ou ailleurs, qu'importe ? « De nouveau, on nous propose le futur. » Le futur a un grand avantage, pour ceux qui ne savent pas où ils se tiennent : ils peuvent penser qu'ils le sauront, le savoir et l'être étant toujours à venir. Ne pas savoir où l'on se tient, c'est ne pas avoir de visage. Tout le monde le sait : il est devenu impossible, de nos jours, de simplement regarder les visages, dans la rue. Ça ne se fait plus. On vous le fait payer très cher, si vous continuez à y tenir. 

(Le pire n'a pas de visage et ils sont heureux du pire. La guerre, la famine, la peste, les catastrophes avaient un visage, notre époque n'en a plus. (Ils ont adoré les masques.) C'est arrivé doucement, sans annonce et sans cris. Les médecins ont un temps semblé prendre le pouvoir, et puis l'ont laissé à ceux qui en voulaient — à ceux qui produisent des biens de consommation et les consommateurs qui vont avec. Tous ont poussé un soupir de soulagement. Ils ne voulaient pas mourir mais ils ne voulaient pas vivre non plus.)

(Les visages n'avaient plus aucune utilité, on ne les regardait plus, les gens marchaient la tête baissée, les yeux rivés aux larges trottoirs, personne ne regardait personne, ni les hommes les femmes, ni les femmes les hommes, ni les jeunes les vieux, ni les vieux les jeunes, les yeux ne servaient plus qu'à voir les écrans, les oreilles qu'à entendre les consignes, très simples, toujours les mêmes, on avait supprimé tous les obstacles, tous les monuments, statues, édifices qui n'avaient pas une utilité pratique (ou qui étaient redevables du passé). Il n'y avait plus qu'un seul prénom masculin, et un seul prénom féminin, tout ce qui aurait pu distinguer un individu d'un autre individu avait été soigneusement effacé, ou caché, il n'y avait plus ni étrangers ni différences, à part, très atténuées, celles de l'âge et du sexe, la disparition du visage ayant beaucoup facilité les choses, tout le monde avait la même couleur de peau, et il ne restait qu'une seule langue. Personne ne mourait plus, et l'on s'arrêtait de vieillir aux alentours de la cinquantaine. Bien entendu, il n'y avait plus de naissances, pour maintenir stable la population. Les interactions entre les individus étaient réduites au strict nécessaire, la sexualité était interdite, remplacée par la pornographie. Le plus étonnant était qu'il n'y avait aucune puissance gouvernementale et coercitive à l'origine de ces changements, les choses s'étaient faites toutes seules, c'est le peuple lui-même qui avait organisé la vie nouvelle de cette manière, et chacun semblait trouver qu'il n'en existait pas de meilleure, ni même d'autre.) 

Pour comprendre de quoi ça parle, il faut d'abord que ça parle. On parle beaucoup d'intelligence, sans savoir très bien de quoi il est question. Il existe à l'évidence de nombreuses formes d'intelligence, et toutes n'ont pas périclité, loin de là. Celle qui me semble en danger de mort est l'intelligence du texte (ou de la parole), très liée à la surdité logique. Lire est sans aucun doute l'activité qui a le plus souffert de la nouvelle culture, de la culture tel que le sens commun l'entend actuellement. La parole a indubitablement changé de statut, depuis vingt ou trente ans, car une parole qui ne peut plus s'appuyer sur une culture (commune) perd son indispensable contrepartie, sa valeur-or. On jette désormais les mots et les phrases à l'assaut de l'autre (qui de toute manière ne les écoute pas) comme on jette l'argent par les fenêtres ou les masques dans le caniveau, mais c'est une monnaie de singe, indexée sur le toc et le vide, les réserves de sens sur lesquelles elle était adossée ayant été depuis longtemps dévalisées par les forces spéciales de la Ventriloquie intégrée.


     Tribun était autrefois un mot noble, quand il ne signifiait pas encore « grande gueule », ou Mélenchon-chez-Hanouna. Pourquoi croyez-vous que tout le monde gueule, aujourd'hui ? Ils sentent bien que leur parole ne vaut plus rien, alors ils forcent sur la voix, mais ça ressemble aux aboiements désespérés d'un chien abandonné. Nous vivons sous le règne de l'amplification sonore universelle. Rien n'est jamais assez puissant pour ces gueulards. Ça tonitrue fortissimo tant que ça peut, en pure perte. J'étais hier dans ce qu'on nomme « une grande surface » (quelle merveilleuse et si juste formule !), et j'entendais un long hurlement continu. J'étais semble-t-il le seul à l'entendre, car personne ne réagissait. Un jeune enfant, dans une poussette, hurlait pour le plaisir de hurler, très souriant, et nul ne semblait disposé à lui demander de se taire, ses parents moins que tout autre. Je le répète, j'étais le seul à l'entendre, tous les visages que je voyais étaient parfaitement calmes, limpides, exactement comme si ce hurlement perçant n'existait pas ; en tout cas il ne laissait de trace nulle part. On croit devenir fou, dans ces moments-là. Mais ce sont bien entendu les autres, les sourds, qui sont fous. Seulement, comme ils sont tous les autres, on ne peut rien contre eux. Le bambin était seul au monde, seul avec moi qui seul entendais son hurlement, et je voyais bien à sa figure la jouissance que ma présence lui procurait : enfin quelqu'un pour l'entendre ! C'était un tyran, c'était un tribun, et ce tyran avait le monde à ses pieds. Et moi j'ai souffert en silence, perdu dans ma solitude, seul au milieu du peuple des sourds. Je n'avais plus un seul visage avec moi, toutes les faces que je croisais étaient sans bouche, sans yeux, sans oreilles, interchangeables et muettes. J'étais littéralement « hors-sujet ».