mercredi 14 avril 2021

Aliénés

Sans la langue, nous ne pouvons ni décrire le Réel, ni le comprendre, ni même le 𝑣𝑜𝑖𝑟.  

Une des maladies mentales les plus répandues aujourd'hui consiste à croire qu'on arrive dans le monde avec « des idées », avant la langue. Ceux qui en sont atteints pensent que, croient que, trouvent que… 

Étant inconscients du fait qu'ils sont le produit de leur époque, de leur classe sociale, de l'idéologie qui y a cours, et des déterminismes qui ont produit cette époque et cette idéologie, ils prétendent combattre la langue et ses images avec leurs croyances et leur volonté. Seulement, la langue, elle a le temps pour elle, et surtout, elle a les autres, pour elle, tous les autres. 

Une métaphore leur déplaît ? Elle n'a aucun sens. La grammaire les dérange ? Abolissons-la. La logique est dictatoriale ? Sortons de son emprise. La syntaxe est contraignante ? Ignorons-la. Un mot a traversé les générations, est arrivé jusqu'à eux, passant par le corps et l'esprit de millions de personne, déposant son sens en nous après des transformations subtiles ou brutales, couche après couche, contradiction après contradiction, revers après revers, malentendu après malentendu, ce mot a versé le sang, il revient de loin, ce mot, pris dans des vers, dans des épopées, dans des codes civils, dans des lois, dans des procès-verbaux, dans des romans, signifie à peu près la même chose pour tout un peuple, ce mot a pris sa place dans les dictionnaires et dans l'histoire, ce mot a permis de sauver ou de tuer, d'aimer ou d'injurier, ce mot a gonflé des bouches et serré des cœurs, précipité des hommes dans la honte ou les honneurs… mais l'ignorance est plus forte que tout cela, quand elle n'est que la morale d'un seul. Ce que je ne comprends pas n'a pas d'existence. Ce que je réprouve est indicible. Je est tout-puissant, car il est solitaire. 

La langue ne les tient plus, ils n'en perçoivent plus les échos, le passé, les raisons, son épaisseur leur échappe complètement. Leur discours est neuf, tout frais, il sort d'eux innocent, c'est une branche sans tronc, une main sans bras. La langue n'est pour eux qu'un outil plus ou moins adapté à leur adresse et à leurs désirs. Ils ne lui doivent rien. Elle ne les contient pas. Elle est disponible, en kit, dans des bacs séparés, dans lesquels ils vont chercher tel mot, telle phrase, telle tournure, telle idée, ou tel style. Ces objets se donnent pour eux-mêmes, on les a coupés les uns des autres, ce sont des prothèses communicationnelles. 

Réfuter une métaphore, c'est se mettre tout le monde à dos, parce que c'est réfuter le sens même. Au-delà de l'image, la métaphore, c'est du sens pur : elle se sert des mots pour mieux s'en éloigner. On peut contester, par exemple, que le mode mineur soit "mineur" et que le mode majeur soit "majeur", mais, ce faisant, on ne fera pas remonter les grains de sable dans le haut du sablier. Le sens de la chute sera toujours le même : on aura seulement retourné le sablier.

Réfutant la langue, ils réfutent le réel. Confronté à une telle attitude, nous sommes désemparés. Ils sont comme un enfant à qui l'on apprend le sens d'un mot, et qui répond : « Non, c'est pas vrai, ça veut pas dire ça. » Dans son monde, son monde délié, a-liéné, il ne peut qu'avoir raison… puisqu'il a toute la raison pour lui. Bien entendu, le plus sage serait de tourner les talons, de fuir. Mais ce n'est pas si simple, car il y a une sorte de folie qui s'insinue en nous, à chaque fois qu'on ne dit rien, qu'on laisse le dernier mot à l'enfant, à celui qui ne doit rien à la langue. Les fous sont très malins. Ils avancent leurs discours petit à petit, et grignotent un peu de territoire à chaque avancée, si l'on ne dit rien. Ils pénètrent dans le monde des non-fous, ouvrent une porte, écoutent, ouvrent la porte suivante, écoutent à nouveau… C'est le silence de ceux qui les écoutent qui les invite à continuer. Et un beau jour, ils en expulsent les non-fous, qu'ils appellent fous. 

Autrefois, ce genre de problèmes ne se posait pas, car existait ce qu'on ne peut plus nommer autorité. Les nouveaux-venus étaient sommés de faire leur le sens qui leur était proposé, d'en adopter la Loi et les interdits. L'auteur de nos jours était l'Auteur, avec un grand A. On ne remontait pas le courant, le sens avait une direction, il y avait encore une Origine : le Père. « On ne commande à la nature qu'en lui obéissant », disait Francis Bacon. Ils prétendent commander à tout, sans (re)connaître rien, et sans se soumettre à aucune loi.