jeudi 2 juillet 2020

Provocation


Tu as voulu guider ton troupeau vers les cimes,
Vers le glacier que nul vivant n'avait foulé;
Les éléphants tremblaient sur le bord des abîmes,
Où, tandis qu'ils tondaient un maigre serpolet,

Tu prenais des poses sublimes.


Musique juste, à tous égards. Il n'y a rien de trop, dans cette musique, rien d'inutile, pas la moindre hystérie, rien qui cherche à aller au-delà de la forme. Une perfection, mais une perfection simple, sans adverbes. La pâte sonore est limpide mais pleine, encore toute informée du quatuor haydnien, qui lui confère fraicheur et légèreté, mais c'est l'équilibre qui, ici, impressionne au premier chef : la légèreté n'est pas légère, elle est grave parce qu'elle est à sa propre mesure. 

J'aime ces musiques dont on se dit, les entendant, c'est exactement ce que je dois écouter maintenant — rien d'autre. Elles vous prennent toujours au moment juste. On les attendait. 

Ce quatuor, l'opus 18 n°3, de Beethoven, c'est X, sur Facebook, qui l'a déposé ce matin. Cette jeune fille est un mystère. On se dit qu'elle n'existe pas, qu'il s'agit d'une rémanence. Il est impossible qu'une telle jeune fille existe, en 2020, en France. Allez sur sa page Facebook, si vous ne me croyez pas, et vous comprendrez de quoi je parle. 

Elle lit Nietzsche, Schopenhauer, Henri Barbusse, Proust, Céline, Artaud, Balzac, Cioran, Dante, saint Augustin, Rousseau, Chardonne, Tzara, Berlioz, Kierkegaard, Pessoa, Martin Buber, Sénèque, Bloy, Drieu La Rochelle, Charles Cros, Verlaine, Freud, Hugo, Houellebecq, Apollinaire, Léautaud, Tristan Derème, Stefan Zweig, Albert Cohen, Nabokov, Breton. On pourrait se dire que c'est le bagage presque ordinaire d'une étudiante raisonnablement cultivée qui n'a pas été élevée par des parents de gauche : c'est rare, sans doute, mais ce n'est pas invraisemblable. Là où les choses deviennent vraiment significatives, c'est quand on regarde ce qu'elle écoute. 

Je l'ai écrit souvent, le critère discriminant, en terme de culture, est la musique, pas la littérature. Faites cette expérience très simple. Demandez à vos amis, du moins ceux que vous estimez raisonnablement cultivés, qu'ils dressent deux listes. La première liste sera celle de leurs lectures, des auteurs qu'ils fréquentent, ou qu'ils aiment, des livres qui ont compté pour eux. Pour la deuxième liste, demandez-leur ce qu'ils écoutent, quelles sont les musiques qui les accompagnent régulièrement. Le résultat est très intéressant. Du côté de la littérature, vous obtiendrez une belle théorie de noms et de titres, tout à fait conforme à ce que l'on est en droit d'attendre de la part d'une personne cultivée. Il y aura bien quelques variations, qualitativement, mais, dans l'ensemble, vous ne serez pas surpris. En revanche, du côté de la musique, les choses seront bien différentes, et vous vous rendrez compte qu'on peut très bien être quelqu'un de cultivé (au sens littéraire, et du point de vue de la culture générale) et être complètement inculte. Les mêmes qui vous parleront de Pascal, de Montaigne, de Chateaubriand, de Proust et de Joyce, seront intarissables sur la différence entre le rock progressif et le hard rock, et vous parleront de la salsa ou du twist avec des sanglots dans la voix, sans oublier Gainsbourg et Nougaro, Brassens ou Bashung. De musique il ne sera pas question.

Or, voici ce qu'écoute Mlle X : Mozart, Beethoven, Schubert, Richard Strauss, Varèse, Franck, Mendelssohn, Schumann, Monk, Berlioz, Brahms, Chausson, Penderecki, Tchaikovsky, Debussy, Poulenc, Bach, Massenet, Lully, Albeniz, Mahler, Chopin, Ravel… Je pourrais ajouter les noms des interprètes, ce qui n'est pas du tout indifférent.

Quand on sait, en plus, qu'elle est d'une effrayante beauté, on ne peut qu'être convaincu d'une chose : cette jeune femme n'existe pas. Un esprit malin l'a inventée de toutes pièces, afin de nous faire espérer un monde idéal qui n'existe que dans les romans. Facebook, c'est en principe tout l'inverse : un lieu où tout est fait, et cent fois par jour, pour nous convaincre que le Désastre est non seulement général mais sans exceptions. Or qu'une exception prenne ces traits-là ressemble furieusement à une provocation.