lundi 26 novembre 2018

L'Homme en trop


C'est l'homme surnuméraire, l'homme qu'on repousse aux frontières du monde vivable, l'homme qui ne voulait pas de la Matière Humaine Indifférenciée qu'on lui propose comme destin, l'homme de la France d'avant, celui qui croyait bêtement être chez lui, qu'appartenir à une nation était quelque chose qui allait de soi, l'homme en trop, celui qui peine à comprendre que sa simple présence dérange. C'est l'homme qu'il s'agit de remplacer, celui qui était là depuis des générations et des générations et qui désormais se sent comme étranger à son propre pays. Pousse-toi, fais de la place pour les autres peuples, pour les autres cultures, pour les autres générations, celles qui te poussent dans les bras du néant en pouffant de rire. 

Il aura suffi qu'il enfile un gilet jaune, croyant ainsi se rendre visible, pour qu'on le renvoie d'une pichenette d'eau sous pression à la préhistoire, à ce monde obscur et ringard qu'il n'a pas voulu, ou pas pu, ou pas su quitter à temps. Il s'appelle Robert, ou Gilbert, ou Georges, ou André, il ne s'appelle ni Kevin ni Mohamed ni Hugo, il ne comprend rien à ce que lui explique depuis des années une caste de publicistes dopés aux stock options et à la coke. Il voyait bien qu'on se foutait de sa gueule, mais il croyait jusqu'alors à la fable démocratique, et il se disait « le peuple, c'est moi », comme d'autres croient qu'ils sont la République. C'est en voulant se montrer, en jaune fluo, qu'il a compris qu'il était invisible. On lui marche dessus sans même s'en rendre compte. C'est l'histoire d'un décalage temporel, d'un malentendu auquel on a mis fin brutalement. Les gilets jaunes, ce n'est peut-être pas la Révolution, mais c'est la Révélation. Il croyait qu'il était comme les autres, Georges, et on a fini par lui signifier, du bout d'un canon à eau, que des Marcel ou des Joseph, on n'en voulait plus, qu'ils étaient obsolètes, qu'on ne les fabriquait plus et que de toute manière on n'avait plus les pièces en stock. On nettoie la rue des Robert comme on nettoie son pare-brise d'une merde de pigeon, sans même y penser ; geste purement hygiénique. 

Son seul choix, désormais, est de « mourir dans la dignité », sans bruit, sans déranger l'hyper-classe Kérosène, celle dont l'église se situe dans Wall Street ou à Dubaï, sous un soleil dont le jaune n'est pas aussi vulgaire que celui de ces gilets de Remplacés en puissance. Ils se sont choisi leur propre étoile jaune, croyant bien faire, et ainsi se désignent eux-même au pouvoir comme ceux qu'il importe de repousser aux frontières du Réel.

Ce que ne comprennent pas les Remplacistes, ceux dont la passion est de faire de la place aux Remplaçants avec un enthousiasme de jeune écervelée, c'est que l'homme en trop, ce n'est pas seulement Georges, Gilbert, Robert ou Marcel, c'est l'Homme tout court, et qu'ils feront eux aussi partie de la prochaine fournée. Là, sans doute, sera la revanche ultime des Gilets jaunes.