Toute la journée, sur Facebook, des "tests" sont proposés pour vous prouver scientifiquement que vous êtes très intelligents, très cultivés, très spirituels, très courageux, très gentils, très galants, très généreux, très créatifs, très humains, très bien, très tout.
Le miroir de la méchante fée est complètement dépassé mais les méchantes fées sont légion. Les méchantes fées, en 2017, ce sont tous les internautes (c'est-à-dire tout le monde) qui ont le nez sur un écran toute la journée, qui le fixent même sans avoir de raison pour ce faire. Les méchantes fées du XXIe siècle attendent que leur écran leur parle. Elles attendent que ce qui sert à cacher la réalité leur montre la réalité. Un écran cache autant qu'il montre. Mais ce miroir parle, en effet. Il parle même tout seul. Il ne cesse jamais de parler. Il parle nuit et jour, soir et matin, en toutes les langues, sur tous les tons. Plus moyen de s'ennuyer tranquille !
Le Minitel, vous vous rappelez ? On y allait pour faire une réservation, pour chercher une adresse ou un numéro de téléphone. Tout le monde aujourd'hui se moque du Minitel. En noir & blanc, en français, et payant ! Pourtant c'était exactement ce qu'il fallait. Juste le nécessaire, l'indispensable… autant dire l'utile.
Too french ! Pas assez de pognon en circulation ! Il y avait bien un peu de porno, mais c'était vraiment cheap. On pouvait faire beaucoup beaucoup mieux ! La technologie est toujours l'amie des gogos.
En dix ans, des millions de Français ont découvert qu'ils existaient ! Ils avaient dorénavant une existence sur écran, c'est-à-dire que plus ils disparaissaient physiquement, intellectuellement, sensuellement, ontologiquement, charnellement, plus leur écran leur disait : « TU EXISTES ! » Regarde : Tu vois, c'est TOI, là. On peut lire ton nom, on peut voir ta photo. C'est toi ! Tu es en train de te regarder.
— Nicole ! Viens voir ! — Quoi, qu'est-ce qu'y a encore ? — Regarde, tu vois, là, c'est moi ! — Mais qu'est-ce qu'y raconte, lui ! Mon pauvre Roger, mais tu perds la boule, viens donc à table, y a des spaghettis ! — Mais non, je perds pas du tout la boule, regarde, j'te dis, tu vois bien, c'est moi, tu me reconnais ? — Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? — C'est moi, j'te dis, c'est moi sur Facebook ! J'me suis créé une page Facebook ! — Une page ? Mais elle va te servir à quoi, ta page ? — Mais à tout ! J'sais pas, moi. Tiens, je pourrai discuter avec les copains, par exemple ! — Mais pourquoi, tu peux pas discuter avec eux au bistrot ? — Mais si, mais c'est pas pareil ! Là, je pourrai discuter avec eux au milieu de la nuit, si je veux. Tu vois ? — Mais pourquoi tu veux discuter avec eux au milieu de la nuit ? — Mais j'en sais rien, moi. C'est juste une possibilité, tu vois ! Je ne suis pas obligé ! — Ah bon, tu m'as fait peur. Mais de quoi vous allez parler, au milieu de la nuit ? — Tu comprends rien. T'es comme toutes les bonnes femmes, tu comprends rien à la technologie. C'est pas votre truc, la technologie. Vous c'est la cuisine et le papotage. — Alors si c'est pas pour papoter c'est pour quoi faire, ton Facebook, là ? — En fait, ça fait un peu tout. On peut même visiter le Louvre sans se déplacer, ou faire des tests, ou regarder la télé, ou la météo, là, comme ça, bouge pas, je te montre… — Mais on vient d'acheter un écran plasma ! — T'es vraiment bouchée. — Moi c'que j'vois c'est que les spaghettis vont refroidir et que tout ça c'est pour voir des filles à poil. — Tu sais quoi, t'es pas ouverte, voilà, tu vis pas avec ton temps. Faut se cultiver, un peu ! — C'est ça, c'est ça. Allez, moi je vais manger, en tout cas. — Faut se cultiver un peu, quoi, merde ! Les femmes elles comprennent pas ça. Tiens… Y a une certaine Tatiana Grorobaire qui veut être mon amie !
Roger aura sa page, comme Kevin, comme Moussa, comme Jessica et Sarah. Roger écoutera sa page lui parler, lui tenir tête, le héler, se faire belle pour lui, lui proposer tout un tas de services indispensables auxquels Roger n'aurait pas songé un instant, n'était Facebook. Et Roger, chaque matin, consultera anxieusement sa page, pour voir ce qu'il a manqué durant ces quelques heures où Nicole l'aura empêché de rester connecté, bien que, parfois, quand il relève pour aller pisser, il jette un petit coup d'œil vite fait, dans le secret des waters, car Roger a un smartphone depuis peu, et son petit fils lui a configuré l'engin, ce qui bien sûr a renforcé les liens familiaux entre le vieillard et l'enfant, pense Roger, tout fier de parler de téras, de wifi, d'applis, de synchro, de mémoire flash, de mises-à-jour, de puces, de gigaherz, comme s'il était né dans ce monde-là. Il partagera tout un tas de trucs avec ses copains, et ses journées seront bien remplies. Son écran, à Roger, c'est devenu sa vie, et il est retombé en enfance, ce qui était son rêve secret depuis qu'il est à la retraite.
— C'qui faut, c'est s'occuper ! Faut que le cerveau y travaille sinon tu risques l'Alzheimer. — Tu pourrais me réparer mon sèche-cheveux, ce serait plus utile ! — Oui, mais c'que tu comprends pas, c'est qui faut que ce soit une activité intellectuelle. Et d'abord, j'ai jamais été bricoleur, alors ton sèche-cheveux, t'as qu'à demander à Gilbert. Ça c'est son truc, à Gigi, la bricole ! D'ailleurs, faut que je lui demande pour avoir un réseau plus rapide, il m'a dit qu'il avait une combine. — Un réseau plus rapide… Mon pauvre, mais tu mets une demi-heure pour t'habiller le matin et tu dépasses pas le 120 sur l'autoroute ! — Tais-toi, y Tatiana qui me veut me skyper. Faut que je l'aide à réinitialiser sa box.
On aurait pu croire à une guerre des générations, comme elles ont toujours existé par le passé, mais non, même pas, les enfants ont pris le pouvoir et les vieux sont trop contents de leur servir de relais, de chambre d'écho et de caution, pris de panique à l'idée qu'on n'aurait plus besoin d'eux. La technique comme lien social. Et là, bien sûr, immédiatement, le type qui arrive et qui te dit « Mais ça a toujours existé ! » Parce qu'un écran, c'est un outil, et donc c'est la même chose qu'une machine à emboutir l'acier ou qu'un ciseau de sculpteur ou qu'une paire de lunettes… C'qui compte c'est ce que t'en fais ! Eh bien, justement, montre-nous ce que tu en fais. On est tout ouï et tout regard…
Non, évidemment, les écrans ne sont pas des outils, ce sont des miroirs sans tain, ce sont des trous noirs, ce sont des attracteurs étranges, des condenseurs de vide, des extracteurs de vie, des regards morts, des pièges à présence, des empêcheurs de conversation. Ils ne sont plus jamais là, tout à fait là, ceux à qui l'on voudrait s'adresser, car, des adresses, ils en ont des dizaines en même temps. Déjà qu'ils avaient du mal avant… Elle a son portable à table, je suis obligé de lui demander de le poser, et même de l'éteindre ! Quand vous leur téléphonez, vous entendez l'absence, ou la présence défaillante, les réponses qui mettent juste un peu trop de temps, leur attention qui flotte, leur cerveau ramolli et poreux… Même si elle n'est pas précisément en train de consulter sa tablette, vous savez que sa tablette est présente à son esprit au moins autant que vous. Et quand vous lui en faites le reproche, la réponse fuse : c'est comme ça, on n'est pas de la même génération. Tu ne peux pas comprendre, tu n'as pas de smartphone. Je pourrais lui répondre que je connais bien mieux qu'elle ces technologies avec lesquelles elle vit en symbiose, mais elle ne comprendrait pas. Il faut se résoudre à ne plus avoir de conversation avec personne — sauf avec les morts.
C'est Renaud Camus qui notait l'autre jour avec drôlerie que la courbe des lecteurs allait bientôt croiser celle des écrivains. Dans le monde historique, il y avait beaucoup plus de lecteurs que d'écrivains. Dans le monde falsifié dans lequel nous barbotons, c'est l'inverse. Tout le monde est écrivain mais personne ne lit. Plus de six cents romans à la rentrée, en France, pour combien de lecteurs ? Y a-t-il six cents vrais lecteurs en France à l'heure actuelle ? On peut en douter. On ne peut pas à la fois être devant son écran et derrière un livre. Les deux surfaces se repoussent l'une l'autre, c'est ainsi. Pas de conversations, pas de livres, mais des hurlements incessants, une sous-langue dévitalisée, un peuple absent, tétanisé, déculturé, abruti de séries télé et de jeux vidéos, quand ce n'est pas de drogue ou de tourisme de masse. Toujours entre deux avions, entre deux écrans, entre deux mots d'ordre aussi vides qu'universels, nourris et vaccinés par les mêmes firmes internationales qui n'habitent plus ce monde.
J'ai regardé hier une courte vidéo absolument extraordinaire. On y voit un jeune homme, dans un navire de tourisme, qui observe une mer démontée, terrifiante, dont les vagues viennent battre son hublot qui doit pourtant se trouver très haut au-dessus du niveau de la mer. L'homme parle avec son ami, qui filme la scène. Ils plaisantent tranquillement en regardant ce qui pour eux est pur spectacle. Le hublot joue ici le rôle de l'écran. Pas un instant ils ne sont inquiets. Ils ne risquent absolument rien, puisqu'ils sont en train de jouir d'un spectacle. Ils ont une confiance absolue dans la technique qui les met hors la vie réelle, qui dresse entre eux et le monde une barrière infranchissable. Ils ne savent pas, ces jeunes gens, que des catastrophes maritimes, ça existe, que les drames, ça existe, que le malheur, ça existe, que la nature est toujours plus forte que la plus élaborée des constructions humaines, enfin, ils le savent parce qu'ils ont vu Titanic, mais justement, c'est un film. Ils se meuvent dans une fiction, que voulez-vous qu'il leur arrive, on ne meurt pas vraiment, dans une fiction. La vie est de l'autre côté de l'écran. Eux sont du bon côté de l'écran. Du côté moderne ; ce côté qui vous sort de l'histoire et de la tragédie. Ce sont des dieux qui observent le monde qui se déchaine sans pouvoir les atteindre. Les enfants et les dieux sont frères. Ils ne croient pas au réel. Un écran suffit. Ils ont payé leur place, ça les immunise contre la tragédie. Ensuite j'ai regardé les images terrifiantes du tsunami de 2004, celui qui a fait 250 000 morts en quelques minutes. J'ai vu aussi ces touristes allemands, anglais, australiens, italiens, français, espagnols, américains, portugais, le lendemain du jour de Noël, qui voyaient arriver la vague gigantesque sans réagir, parce que, mon Dieu, ils avaient payé leur place eux aussi, on ne pouvait pas leur faire ça, c'était impossible, on était en vacances, pas dans un film catastrophe ! La mer se retire en quelques secondes ? Tiens, c'est amusant, ça ! Quelle bonne blague ! Une animation ? Regarde, Chéri, tu vois, je ne devrais pas avoir pied, ici. Filme ! Oui, il filme le mari, il filme sa petite femme pleine de coups de soleil qui rit et qui sera morte dans quelques secondes, sans comprendre ce qui lui arrive. Quoi, la vie, c'est ça ? Ça peut se terminer à Ceylan ou au Bataclan, alors qu'on a payé sa place, et qu'on ne fait de mal à personne ? Mais c'est quoi cette histoire ? Ça ne va pas du tout ! Remboursez !
On se demande toujours comment il se fait que les Européens soient si hébétés, si amorphes, face ce qui leur arrive aujourd'hui. Il y a bien sûr de nombreuses raisons à cela, mais je crois qu'on aurait tort de sous-estimer l'effet-écran. Sortir de l'histoire, c'est aussi considérer que le réel n'est pas réel, qu'on est plus fort que lui, qu'on peut le façonner à sa guise, le réduire, le tenir à distance, que "les terroristes" sont comme vous et moi (puisqu'on vit dans un monde résolument homogène), qu'il suffit de s'entendre, de se mettre d'accord sur le scénario et les limites à ne pas dépasser. Le Numérique c'est aussi cette impossibilité de la tragédie, c'est un monde où les choses se réduisent à une succession d'informations plus ou moins vraies ou plus moins fausses, mais qui n'ont pas d'impact réel sur le corps réel de celui qui est derrière son écran.