lundi 2 mai 2016

Carlitos



« C'est mon oreille, très tôt, qui a guidé mon geste… » 

« Ils ont même été jusqu'à me faire don d'un piano quart de queue suisse, de marque Schmidt-Flohr, qui devint 'mon' instrument, mon confident le plus cher. Je me souciais peu de sa facture et de son origine, je l'aimais, voilà tout ; mais je me souviens du sentiment qui m'envahit, des années plus tard, lors de mon tout premier voyage en Europe, quand l'avion toucha la piste de l'aéroport de Zürich : une sensation inattendue d'affection et de douceur, directement liée au fait que j'étais dans le pays de mon piano, dans la terre natale de l'incomparable compagnon de ma jeunesse. » 

« La rumeur a fini par atteindre Otto Klemperer, de passage à Buenos Aires, qui demanda à entendre l'enfant de neuf ans. Le grand homme s'est déplacé jusque chez nous. Je ne suis pas prêt d'oublier la vision de ce maître, mesurant près de deux mètres, s'encadrant dans le porche de notre humble logis. » 

« [Nous avons joué] le concerto de Grieg. Inutile de souligner la valeur de ce souvenir. À l'issue de concert, Klemperer me fit don d'une petite statuette et aussi d'une pièce de piano, à jouer, disait-il, "quand tu seras grand". Je l'ai apprise en quelques heures et je la lui ai jouée le lendemain, peu avant son départ d'Argentine. Je me souviens de sa stupéfaction… Il corrigea quelques tempi sur le manuscrit et dans un dernier geste de gratitude il m'offrit la partition de Fidelio, qu'il travaillait sans cesse et qui le suivait dans ses voyages. J'ai appris plus tard qu'il avait écrit au président Perón pour me recommander à son attention1. »

« — Dans la foulée du concert Klemperer, tu es invité à redonner Grieg, toujours avec le bel orchestre du Théâtre Colón, mais placé cette fois sous la direction de Manuel Rosenthal. 
— En cette occasion, je fus moins marqué par le concerto que par l'exécution de Daphnis et Chloé. On le sait, Rosenthal dirigeait Ravel comme personne. »

« Ma dette est considérable. Theodor Fuchs était un excellent pianiste, mais aussi quelqu'un qui pouvait passer des heures sur l'analyse d'une partition ou sur la mise en lumière d'un procédé d'écriture. Tout naturellement, il avait développé des dons de chef d'orchestre et de pédagogue. Son enseignement visait à former des musiciens complets et il attirait des jeunes très doués, concurrençant ainsi, directement, l'influence du pianiste italien Vincenzo Scaramuzza, alors très en vogue sur la place de Buenos Aires. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir d'un après-midi hebdomadaire, où son agenda d'enseignement ne manquait pas d'allure. Qu'on en juge : De 16h à 17h, Marta Argerich prenait des cours d'écriture. De 17h à 18h, j'avais ma leçon. À 18h, Mauricio Kagel venait analyser un drame de Wagner… »

« Dans le quartier qu'habitait Fuchs (Belgrano), une rue importante était juive d'un côté et… nazie en face ! »

« À dix-huit ans, je fus accueilli comme répétiteur au théâtre Colón par Roberto Kinsky, un chef hongrois. Je me souviens encore précisément de la première œuvre que j'eus à préparer : la "Passion selon saint Jean", avec de grands chanteurs du moment. Très vite, je devins le répétiteur pour le répertoire wagnérien, ce qui me permit de travailler avec Marga Hœffgen, Wolfgang Windgassen, Hans Hotter, Birgit Nilsson, Ursula Bœse… Je connais encore par cœur la "Tétralogie", et surtout "Tristan et Isolde". C'était un travail merveilleux. »

(Carlos Roqué Alsina, d'Alexis Galpérine, aux éditions Delatour)


(1) « (…) Carlitos est la gloire de la musique en ce monde, et il n'est aucun pays qui ne serait fier de le compter parmi ses citoyens. » Otto Klemperer