samedi 30 mai 2015

Le Partage, forme moderne du vol tranquille


Ne me parlez pas de "partage" ! Il y a quelque chose d'absolument repoussant dans cette nouvelle manie de mettre le partage à toutes les sauces. Facebook est à cet égard un répugnant miroir aux alouettes où tout le monde se prend pour un généreux bienfaiteur de l'humanité parce qu'il "partage" des images, des sons, des films et des petits cœurs roses. 

La supercherie est vite démontée. Tout le monde aime aimer, "liker", comme il faut dire désormais, mais personne n'aime penser que ce qu'il montre ainsi généreusement a un prix, a eu un prix, pour celui qui l'a conçu, imaginé, réalisé, composé, dessiné, peint, écrit, peu importe. Dans ce monde où tout doit être gratuit, les artistes sont pillés sans vergogne, avec la main sur le cœur (rose). Tout est gratuit, en effet, sauf pour ceux qui peignent, qui composent, qui écrivent, qui dessinent. Eux, il leur faut acheter la toile, la peinture, les pinceaux, l'encre, la caméra, l'appareil photo, payer leur loyer, et même, luxe suprême, les nouilles du supermarché ! Tant pis si celui qui montre ses œuvres a passé des semaines, voire des mois ou même des années à créer ce qui est ensuite si généreusement partagé, tant pis si il n'a pas les moyens d'avoir même un atelier pour faire son petit travail, travail qui est toujours plus ou moins considéré comme un passe-temps de fainéant. « Moi, Monsieur, je gagne ma vie. » m'a-t-on écrit récemment. Et ne croyez pas que ceux qui écrivent ce genre de choses sont des vieux bourgeois ultra-réactionnaires d'un autre temps, non, pas du tout, ils sont autant, sinon plus modernes que vous, ils surfent, ils likent, ils aiment ou ils n'aiment pas, ils participent activement au lien social en cours, ils ont des avis sur beaucoup de choses, ils tiennent des blogs, ils participent à des forums, ils ont même parfois des prétentions artistiques et anarchistes. Ils adorent les artistes, à condition que ceux-ci soient morts. Eux ils ont un métier (sérieux), ils ont des charges, des obligations, des responsabilités, ils servent à quelque chose, sans aucun doute. Pourtant, et c'est là tout le paradoxe, ils adorent parler d'art, de peinture, de musique, de goût, d'exigence artistique, ils aiment et admirent les gens qui ne font pas de compromis, qui sont entiers, à condition qu'ils soient morts. « Moi, Monsieur, je travaille. » Vous, vous ne travaillez pas, bien sûr. Vous vous amusez, vous vous prélassez, vous vous délassez en faisant de la peinture, de la poésie, de la musique, c'est un passe-temps, c'est un hobby, une lubie. Ou alors pensent-ils qu'on est rentier, qu'on a hérité d'une fabuleuse fortune qui nous met pour toujours à l'abri du besoin et des contingences ridicules, vous savez, les nouilles du supermarché, la facture d'électricité et celle du téléphone. Le chauffage ? Bien sûr qu'un artiste ne se chauffe pas, ce serait tellement vulgaire ! Entier et rentier, ils doivent confondre les deux mots. 

Ce qu'ils appellent le "partage" consiste à… coller des liens. Je pétégé est un mantra diabolique qui tue. Saloperie de partage ! T'en foutrais, du partage, moi ! « Moi, Monsieur, je gagne ma vie ! » Et moi je la perds, c'est l'évidence. Toute une vie passée à perdre sa vie, ça ne mérite même pas un coup d'œil, même pas un coup de chapeau, ça mérite seulement un coup de pied dans les tibias et l'accusation que vous les mettriez sur la paille, si jamais ils vous aidaient. Comme si c'était notre genre d'insister et d'exiger… Ne parlons même pas des promesses qui ne sont jamais tenues, qui sont et restent bien sagement ce qu'elles sont toujours, des promesses et des paroles verbales, destinées uniquement à conforter ceux qui les profèrent dans la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Il ne manquerait plus que vous les preniez au mot, andouille que vous êtes ! 

Je reçois régulièrement des messages de gens charmants qui me disent : « Oh, j'adore ce que vous faites, vraiment ! » C'est gentil. Mais ne comptez pas sur eux pour que leur vienne seulement à l'idée que, peut-être, il serait possible qu'ils achètent une de vos productions. Acheter ? mais quelle horreur ! Non, pourquoi faire, puisqu'ils en profitent sur Internet ? À quoi servirait-il qu'ils déboursent quelque argent pour une chose qui doit de toute éternité demeurer gratuite ? On se le demande bien ! Certains, même, m'écrivent pour me dire qu'ils ont un de mes tableaux "en fond d'écran". Ah, ça alors, quelle joie ineffable, quel contentement narcissique gratifiant, de savoir que certains ont eu l'extrême gentillesse de copier une de vos "images" pour la coller sur leur ordi ! Merci, merci, merci ! Oh, mille mercis, adorateurs silencieux et discrets ! Ah, la belle gratuité que voilà ! Comme elle fait chaud au cœur, n'est-ce pas ! Comme elle réconforte celui qui à la caisse du supermarché doit reposer la moitié de ce qu'il avait déposé sur le tapis de caisse, faute de pouvoir se le payer ! « Moi, Madame, je ne gagne pas ma vie, mais j'ai des admirateurs ! » Et la caissière, tout ébaubie, de vous faire les yeux doux, comme à une altesse… L'autre jour, quelqu'un m'a dit, regardant un de mes tableaux : « Et il y a des gens qui payent pour ça ? » Non, rassurez-vous, Cher Monsieur, personne, bien entendu, n'aurait une idée aussi saugrenue, vous pensez bien ! 

J'ai aussi entendu un joli : « Je ne vais tout de même pas vous faire la charité ! » et l'on sentait bien à quel point cette simple idée mettait le brave homme dans une désolation presque inconcevable. La charité ? Tiens, oui, c'est une idée, ça… Puisque personne ne songe qu'on peut "acheter" (ouh, quel vilain mot !), la charité, après tout… Mais, mon pauvre ami, pour ça, il faut aller en Inde. Là-bas on a le droit de tendre la main, c'est même très bien vu. Ici, on vous renvoie un : « Mais vous me croyez donc riche ? » (Comme si on leur avait demandé un million…) Moi ? oh non, rassurez-vous, je sais bien que vous êtes pauvres. Je peux vous prêter un tableau, si vous voulez ?

La plus belle histoire, qui résume toutes les autres ? Cette femme, sur Facebook, plutôt bien disposée à mon égard. Elle voit un tableau et me dit qu'elle l'adore. Moi, du tac au tac : « Ça tombe bien, il est à vendre ! » Elle me répond qu'elle ne peut pas, qu'elle n'en a pas les moyens. Je lui demande comment elle le sait, puisque son prix n'est pas indiqué. Et si c'était 23 euros ? Elle ne pourrait pas ? Alors elle me dit qu'elle est dans la mouise… Oui, elle a même dû vendre sa résidence secondaire ! 

Il faut donner les œuvres d'art. Comme ça, pas de souci, mon pote, les choses sont claires. Ça ne vaut… rien. Sauf si t'es mort. 

(à Bernard Cavanna)