mercredi 11 février 2015

Blue in Green


J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »