samedi 28 février 2015

Le Bruit de la neige


Le violoncelliste entre en scène avec son instrument. L'altiste entre en scène avec son instrument. Le second violon entre en scène avec son instrument. Ils s'assoient et accordent leurs instruments. Une fois l'accord réalisé, ils attendent. Une minute passe, puis une deuxième, puis une troisième… Dix minutes ont passé. Ils regardent la salle, le public, leurs instruments, leurs partitions, posées sur les pupitres. L'altiste se gratte l'oreille. Le second violon sort un mouchoir de sa poche, s'essuie brièvement la moustache puis remet le mouchoir dans sa poche. Le violoncelliste se racle la gorge, éloigne ses lunettes de son visage, semble en inspecter les verres, puis les remet sur son nez. L'altiste a un tic : il tire les commissures de sa bouche vers les oreilles, de sorte qu'on pense qu'il sourit. Le second violon l'observe, lui sourit, puis se racle la gorge à nouveau. Quinze minutes ont passé. Le public est toujours silencieux. On entend quelques toux éparses mais rien d'alarmant. Le violoncelliste semble lire sa partition, comme s'il voulait la mémoriser, ou vérifier quelque chose. Le second violon tourne la tête vers les coulisses. Il se racle la gorge. L'altiste se gratte l'oreille et fait jouer les muscles de ses chevilles, ce qui a pour effet de soulever ses pieds, l'un après l'autre. Le second violon observe l'altiste, ses chaussures, puis relève la tête en se redressant sur sa chaise. Vingt minutes ont passé.

Le premier violon, une femme, entre en scène avec son instrument. Elle marche en frottant les cuisses l'une contre l'autre comme si elle avait peur de perdre sa culotte. Dès qu'elle est assise auprès de ses compagnons, les autres s'accordent à nouveau, mais elle ne bouge pas. Elle a posé son violon sur ses cuisses et le regarde avec une sorte de terreur sacrée. Son bras droit, celui avec lequel elle tient l'archet, pend le long de son corps. On voit qu'elle transpire. 

Marion Cotillard applaudit très fort, sans raison apparente. Tous les regards se tournent vers elle, ce qui a pour effet de stopper net son élan. Au premier rang, une élégante remue son éventail et son voisin éternue. On entend du remue-ménage dans les coulisses, comme si l'on transportait des meubles très lourds. 

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Tout est recouvert de blanc. On entend des gémissements, des craquements, des cris étouffés, puis à nouveau le silence. Pas un survivant.

Le président n'était pas là. 

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Au début les musiciens jouaient. Ils savaient quoi jouer, ils avaient un programme. Maintenant, ils ne prennent même plus la peine d'avoir des partitions, de répéter. Ils viennent, ils s'assoient, ils attendent. Tout le monde attend. Il paraît que parfois le premier violon n'est pas plus violoniste que vous et moi. C'est lamentable. N'empêche, le système fonctionne plutôt bien, il faut le reconnaître. Est-ce que vous savez pourquoi on a interdit les signes religieux ? Ça me semble évident. Ah bon, vous trouvez ? Que craignent-ils ? 

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Le président viendra-t-il ? Vous savez bien que non. Mais c'est impossible ! 

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C'est complet, Madame. Je peux m'asseoir sur les marches. C'est interdit : raisons de sécurité. Mais enfin… N'insistez pas ou j'appelle la sécurité. 

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Comment ont-ils réussi à apporter toute cette neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la musique ? Je ne sais pas de quoi vous parlez.

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Je la vois dans la glace de la salle de bains. Elle se passe de la crème sur le visage, sur le cou et sur la naissance des épaules. Puis elle prend sa brosse à dents et le tube de dentifrice. Je la regarde et je me dis que j'aime ça, qu'une femme qui s'apprête pour la nuit est la plus belle chose que je connaisse. Je la regarde, dans la glace, avec émerveillement, mais je constate que je n'y suis pas, dans la glace, et je comprends qu'elle est seule dans la salle de bains. J'étais à ce fichu concert, je revois la violoniste qui entre sur scène en frottant ses cuisses l'une sur l'autre. Je peux sentir l'odeur de la crème sur son visage et l'odeur de ses cheveux après qu'elle les a brossés. Elle masse, du bout de la main droite, le creux du cou, sur l'épaule, où elle pose son instrument. C'est légèrement bleuté.

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Les deux femmes discutent en buvant un verre. À chaque fois que la caméra est sur A., il décompose le mouvement. Il fait des arrêts sur images, une centaine par plan, et il se dit : A., c'est ça plus ça plus ça plus ça plus ça… Toutes ces choses, tous ces visages qui s'enchaînent, toutes ces poses non pausées, tous ces visages arrêtés qui ne se laissent jamais arrêter, toutes ces infinies transitions, toutes ces notes de la mélodie de son visage, toutes ces modulations, et aussi toutes ces absences, c'est elle. Il voit son visage qui se découpe sur le blanc de la neige, son visage merveilleusement transparent en harmonie avec la neige, et il se dit qu'elle est intacte de lui, qu'il n'a jamais été en mesure d'altérer ce visage. Cette crème qu'elle se passe sur le visage, soir après soir, ce n'est pas pour protéger sa peau du vieillissement, non, c'est pour qu'il ne la touche pas, même pendant le sommeil. Même quand elle dort, même quand elle est nue dans ses bras, il n'a aucun accès à elle, il est enfoui sous des mètres de neige, dans la nuit du rêve, tandis qu'elle marche, seule, et il ne peut ni la suivre ni la faire dévier de son chemin. Les enfants qu'ils ont eus ensemble partiront de leur côté, elle continuera sa route, et lui restera là, assis dans la salle, à l'écouter jouer, en attendant d'être recouvert par des tonnes de neige. Il ne peut même pas crier, il ne peut même pas se plaindre. Il est assis dans la salle et regarde le spectacle, et, dans le public, on reste silencieux et immobile. 

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Il fait nuit. Elle marche dans la neige. On entend le bruit de ses pas. Tout a disparu, il n'y a plus personne, il n'y a plus qu'elle, qui marche dans la neige. Sûrement, sous ses pas, par dizaines, des corps gisent, profondément enfouis sous la neige, qui a tout recouvert. Elle marche encore. Elle transpire. Elle se sert de son archet comme d'un bâton de ski, ou d'une canne. Elle déclenche des catastrophes et elle enterre les témoins. 

***

Le temps a passé. La neige a recouvert les hommes, les bêtes, et tout ce qui est vivant. Le président est arrivé et le quatuor va pouvoir commencer à jouer dans la grande salle très silencieuse. Tout danger a été écarté. 

Musique !

(À Bernard Cavanna et Noëmi Schindler)