dimanche 23 novembre 2014

Roger, seulement là


De lui je ne sais que cette image. C'est le jeune frère de mon père, que je n'ai jamais connu, puisqu'il est mort dans les camps de concentration allemands. La photographie est restée longtemps à la même place, dans son petit cadre en bois argenté, sur la commode du salon, près du pot à tabac qui sentait si bon. « Qui est-ce ? — C'est le petit Roger, le frère de Papa, le pauvre petit. » Ma mère ne s'en est jamais remise. Longtemps, elle n'a rien dit de plus. Le "pauvre Roger", le "petit Roger", "pauvre gosse", c'est tout. « Mais il n'est pas si jeune ! » Il doit avoir, je ne sais pas, vingt, vingt-et-un ans, peut-être vingt-deux. Il a l'air heureux sur la photographie. Discret, détendu, vivant. Un beau gars. On dirait "cool", aujourd'hui. Il y avait une manifestation près de chez eux, à Grenoble, il y est allé, il a été raflé avec d'autres, et ils sont partis en Allemagne. C'est tout simple. C'est abominablement simple et stupide.

« Ce que tu ne sais pas, c'est qu'on aurait pu le faire libérer… »

Il est à moitié assis sur un talus de neige, les mains dans les poches. Il a les jambes croisées, il regarde le photographe. Derrière lui on aperçoit le toit d'une ferme recouvert d'une épaisse couche de neige. Il se tient sur le côté gauche de la photographie. J'ai écrit plus haut qu'il avait l'air heureux sur le cliché. Non, on ne peut pas affirmer ça. C'est le souvenir que j'en avais, mais maintenant que je l'ai sous les yeux, je vois bien que je ne peux pas dire ça.

Je sais que Roger n'a sans doute jamais entendu parler de Bill Evans. On ne devait pas écouter du jazz, chez les V., et même si ç'avait été le cas, ce n'est certainement pas Bill Evans qu'on aurait écouté. Pourtant, c'est en écoutant Peace Piece, que ton absence devient présence, petit Roger.

Roger est l'un de ces prénoms que j'aime passionnément. Avec Robert, André, Louis, René, Jean, Marcel, François. Il y a dans ces prénoms toute l'économie, tout l'équilibre et toute la gloire modeste d'une époque et d'une culture dont, contrairement à ce qu'on croit, nous n'avons épuisé ni les conséquences ni le sens. Peut-être a-t-elle été trop brève pour se laisser déchiffrer complètement.

« Comment ça, on aurait pu le faire libérer ? »

La musique du père, c'était Schumann. Je ne saurai pas dire pourquoi, mais je sais que je peux mettre un signe d'égalité entre ces deux Robert. L'angoisse (qu'il appelait l'oppression), la fascination pour la folie, l'oreille, la hantise du "la". L'autre frère, René, je l'aimais bien, malgré sa femme, Jeanne, et sa R16. Mon père, je me rappelle encore son odeur, quand il m'embrassait. René, je me souviens de son rire, de son charme un peu louche. Il avait le sourire trop généreux, on voyait que c'était sa manière discrète de protéger son frère. Une épouse un peu trop grande, trop en vitrine, quand mon père avait choisi la solidité naturelle du granit corse. Ils avaient des secrets, ces deux-là, et la Jeanne n'avaient pas assez de dents pour garder tout ça à l'intérieur. Ça faisait des emplâtres luisants sur ses joues un peu tombantes. Moi, tout naturellement, je la détestais, cette grande ganache vulgaire qui était aux antipodes de ma mère. Dans chaque famille, la corse et la dauphinoise, il y avait un René, mais l'autre, le René corse, c'était pour moi le mort, presque un saint, celui que pleuraient encore ma mère et ma tante, et qui, par comparaison sans doute, faisait paraître celui-ci bêtement français, tellement petit-bourgeois, un peu truand, même, quand on le reniflait de près. Pourquoi René et Jeanne n'ont-ils pas eu d'enfants ?

Maman non plus ne l'aimait pas, Jeanne, ce qui devait être réciproque. Et un jour, elle m'a raconté.

J'ai connu Marcel, j'ai connu André. Marcel ne m'a pas aimé. André m'a beaucoup aimé et c'était réciproque, surtout. Longtemps, j'ai conduit la grosse Opel Record de Marcel qui n'avait pas de freins. J'avais l'impression de conduire une américaine en Bourgogne. C'était l'époque des walkman. Je me rappelle les petites routes en automne avec les quatuors Razumovsky, l'après-midi, le soleil, les vitres ouvertes… La belle vie. Et puis les grandes balades en forêt, toujours seul. La belle vie. Quand la nuit tombait, je rentrais, je faisais du feu dans la cheminée, et je mettais les études de Chopin sur le pupitre. Inouï sur mes genoux. La belle vie, vraiment. La cuisinière à bois et à charbon, et les soirées à lire, près du feu. Cinq ans au paradis.

« Elle n'allait quand-même pas aller coucher avec les Allemands ! »

Quand nous étions allés, ma mère et moi, à l'enterrement d'André, à la montagne, j'avais eu le coup de foudre pour Françoise, ma cousine germaine, sa fille, la plus jeune. André aussi était le plus jeune de la famille, comme moi. Nous étions chacun à un bout du grand salon, chez la veuve. Il y avait eu un monde fou. En montant à Zicavo, en cortège depuis Ajaccio, je regardais la très longue file de voitures qui nous suivaient, tout en tenant la main de ma mère qui était assise à l'avant, près de Joseph. À l'église, il y avait tellement de monde qu'il y avait cinq fois plus de gens à l'extérieur qu'à l'intérieur. J'étais assis près de ma mère et je me suis aperçu que cette inconnue à l'autre bout de la pièce me fixait intensément. « Qui est-ce ? » Mais c'est ta cousine ! Sans me quitter des yeux, elle se lève, s'approche de moi, et m'embrasse, comme dans un rêve. Elle est petite, elle a des yeux à tomber. Un coup de foudre réciproque, c'est assez rare pour être noté. La femme de Marcel avait étudié le piano avec Cortot. Elle dit à ma mère : « Ah bon, il fait du piano ? » d'un air soupçonneux, presque ironique. 

Quand on est le plus jeune, et de loin, dans une famille, on passe un peu à travers les mailles du filet, ce qui rend les provisions d'autant plus mystérieuses, a posteriori. André parlait du Liban, qu'il avait adoré, mais je n'avais jamais de détails. Les Corses savent qu'il n'est pas besoin de tout dire pour se faire comprendre. Il avait eu une vie à la Henry de Monfreid, et il se fichait pas mal que je joue du piano ou du banjo. Chez lui, on dégustait la meilleure charcuterie qui se puisse trouver dans l'île, on parlait au jardin, à voix basse, ça suffisait à notre bonheur. 

Roger est sur la photo dans son petit cadre de bois argenté. Seulement là. Je m'avise que son prénom consonne très nettement avec le mien. Il ne l'a pas choisi, moi non plus. On se trouve tous les deux pourtant face à face, ce soir, par le truchement de cette photographie que je trimballe dans mes affaires sans trop savoir pourquoi. Je pourrais dire que Roger est une question, mais ce ne serait pas vrai. Une douleur, et ce ne serait pas vrai non plus. Quand-même, en le regardant, là, ce soir, je me dis que ce corps qui n'a pas eu le temps de vieillir parle d'une vie qui, même si je ne l'ai pas vécue, m'appartient aussi, que ce corps assis dans la neige c'est un peu mon corps, comme bientôt il sera, aussi, seulement là, dans une photo encadrée, ou jetée.

Pas de descendance ça signifie personne pour garder une vieille photo, ça signifie : seulement là, à ce moment-là. Même quand on a été le plus jeune on finit par mourir.