vendredi 21 novembre 2014

L'hypertrophie de l'âme


Un texte qui serait construit à la manière du Boléro de Ravel, comme dans celui-là les sonorités (les voix ?) s'ajoutant les unes aux autres, les instruments les uns aux autres, pour former des timbres. Deux "phrases", répétées neuf fois chacune, et dont les "personnages" seraient à chaque fois différents (et plus nombreux). Un unique trajet, un grand crescendo, puis une brève modulation, et enfin une chute, un effondrement. Quelle serait la nature des deux "phrases" ? Serait-ce des thèmes, des descriptions, des actions, des idées, des citations prises au hasard, des structures abstraites ?

L'autre jour, en me levant, j'ai allumé la radio et j'ai entendu la cantate "Wohl dem, der den Herren fürchtet" d'un compositeur du XVIIe que je ne connaissais pas, Nicolaus Bruhns. La beauté de cette musique (vocale) m'est apparue comme ordinaire, presque banale. J'ai réalisé alors que sans doute tout n'est que décadence depuis les origines. La beauté était l'ordinaire, et elle est devenue l'extraordinaire.  Plus la science progresse plus l'art régresse. Cela ne donne que plus de force à ceux qui osent résister à cette pente fatale et qui, rarement, parviennent à produire un chef-d'œuvre qui échappe à la puissance exorbitante du Démon.

Il y a peu, sur Facebook, j'ai déposé cette page de Cioran :

Si, dans l'ordre de l'esprit, nous voulons peser les réussites depuis la Renaissance jusqu'à nous, celles de la philosophie occidentale ne nous arrêteront pas, la philosophie occidentale ne l'emportant guère sur la grecque, l'hindoue ou la chinoise. Tout au plus vaut-elle sur certains points. Comme elle ne représente qu'une variété de l'effort philosophique en général, on pourrait, à la rigueur, se passer d'elle et lui opposer les méditations d'un Cankara, d'un Lao-tse, d'un Platon. Il n'en va pas de même pour la musique, cette grande excuse du monde moderne, phénomène sans parallèle dans aucune autre tradition : où trouver ailleurs l'équivalent d'un Monteverdi, d'un Bach, d'un Mozart ? C'est par elle que l'Occident révèle sa physionomie et atteint à la profondeur. S'il n'a créé ni une sagesse ni une métaphysique qui lui fussent absolument propres, ni même une poésie dont on pût dire qu'elle est sans exemple, il a projeté, en revanche, dans ses productions musicales, toute sa force d'originalité, sa subtilité, son mystère et sa capacité d'ineffable. Il a pu aimer la raison jusqu'à la perversité ; son vrai génie fut pourtant un génie affectif. Le mal qui l'honore le plus ? L'hypertrophie de l'âme. Sans la musique il n'eût produit qu'un style de civilisation quelconque, prévu... S'il dépose donc son bilan, elle seule témoignera qu'il ne s'est pas gaspillé en vain, qu'il avait vraiment quoi perdre.
Et, bien entendu, tout le monde a "liké"… Pourtant je sais bien que personne ne le pense. Cette contradiction (ce mensonge ordinaire) mériterait d'être étudiée…