vendredi 15 janvier 2010

Sur un fond de velours noir (Lois)


« Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or. » *

Les poils, ça en dit long sur la polis. Comme dirait Guy Debord, « dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Dans ce domaine comme dans bien d'autres, le faux est devenu tellement vrai que la possibilité même de le "dénoncer" (comme l'on disait naguère) n'est plus que le souvenir de quelque chose qui n'a pas existé. (Le poil ? Mais vous n'y pensez pas, mon pauvre ! Eh si, j'y pense, justement…) C'est un peu comme le métro que l'on avait plaisir à prendre, ou les maisons qu'on ne fermait jamais, ou la lecture. Si vous faites état de vos souvenirs (sic), on pense le plus sincèrement du monde que vous ne pouvez pas penser ce que vous pensez, qu'il ne s'agit que d'un "fantasme", d'une provocation, d'un "délire". Tenez, essayez par exemple d'articuler cette phrase, en société : « C'était vraiment mieux avant. » N'y mettez pas d'intention superlative, dites-la comme ça, en passant, comme si vous énonciez un banal constat, du genre : « Tiens, la nuit tombe. » Vous allez voir immédiatement les mines se renfrogner, la lippe se plisser, ou bien vous allez entendre vos interlocuteurs éclater de rire, comme à une bonne blague que vous leur auriez faite, complice. Toutes choses égales, c'est un peu comme s'il vous prenait, en pleine réunion d'amis, de dire à ceux-là que "vous êtes de droite". "Hin hin", "hi hi hi", "oh oh oh", "ah ouais ?", "mais bien sûr !", "ben tiens !", "oh tu sais, ça veut plus rien dire", "oui oui oui, on sait", "quel con, celui-là !", "pfff", vous allez entendre tout ça, dans un premier temps, tant qu'on pensera que vous n'êtes pas sérieux, que vous ne pouvez pas être sérieux, car c'est un peu comme si vous vous mettiez tout à coup hors de l'humanité, puisque, pour ces gens-là, l'humanité ne se divise pas, elle est une, et pense comme eux, bien sûr, il n'y a pas de pourquoi. Se dire "de droite", c'est se proclamer hors-monde, hors-pensée : l'Ennemi du Genre humain, en quelque sorte. Ce n'est pas que les gens de gauche sont intolérants, c'est plutôt qu'il est impossible de tolérer quelque chose qui n'existe pas ! Est-ce que vous tolérez l'anti-matière, vous ? Et encore, cette anti-matière, on sait du moins qu'elle existe quasiment, même si c'est d'une manière tout hypothétique, en quelque sorte pour vérifier la matière positive — par son opposition de théorie utile. Non, la non-gauche humaine n'est pas une hypothèse, c'est une hypopothèse. C'est la même chose pour le passé, considéré autrement qu'un "moyen-âge", qu'un gouffre sombre et anté-humain, où l'imbécilité, la méchanceté, la violence, le racisme, régnaient en maîtres despotiques et bornés. Avant nous le déluge ! Nos parents étaient des animaux tout juste bons à enfanter les aimables génies que nous sommes, à mettre au monde cette race aracée et dégenrée d'esprits doux, lisses, et malheureusement durables. Comme l'anti-matière n'existe qu'afin que s'y appuie le visible, le dos droit, la droite n'existe que pour que la gauche ait un répulsif qui lui donne sens, et le passé pour que le présent ait un miroir qui lui révèle sans l'ombre d'un remords qu'il est beau, qu'il est bon, qu'il est le meilleur présent qui soit et qui puisse être. Le passé ? Des poils plein la bouche ! La droite ? Des poils plein les oreilles !

Longtemps les poils ont eu la prétention d'en être ! Mais ils n'étaient là, survivance de l'ancien monde, croit-on croire désormais, que comme signes de demeures particulières : la pensée, le sexe, et aussi cette articulation dédoublée qui lui fait écho, de chaque côté du cœur. Un seul cerveau, un seul sexe, mais, comme les bras ne sont pas réunis à un quelconque principe visible, contrairement à l'estuaire de la procréation des membres inférieurs, ces deux buissons humides et sombres ne désignaient qu'un rébus obscène rendu caduque par l'obligatoire clarté moderne. Les aisselles moussues sont les oriflammes du sexe-sentiment : il en fallait deux pour que l'être s'équilibre. Mais c'était négliger les petits comptes de la modernité : Ce qui ne sert à rien doit être supprimé, afin que les conséquences de l'incalculable génie humain le soient moins. Le glabre est le sobre sabre glacé de la transparence totalitaire. Un peu d'ombre, par pitié, ce soleil me tue ! Quoi de plus beau pourtant que ces mots d'encre jetés sur la page blanche du corps, qui délimitent un territoire, le beau losange d'un pays, celui d'un être, et son équilibre, la touffe du sexe comme consonance mineure (et confidence) de l'âme ? Ceux qui ne comprennent pas ça, je les méprise. Ils n'aiment pas lire. Ils n'aiment pas les énigmes. Ils n'aiment pas le délai, ils n'aiment pas les infinies médiations, ils n'aiment pas la phrase. Ils croient bêtement que la vie se livre, telle quelle, dans sa nudité vierge, qu'un mot suffit. Ils croient qu'on aime les ciels sans nuages, les assiettes de sucre, les arias sans récitatifs, la viande sans gras, et bien sûr ils ne croient pas au péché originel. Ils préfèrent les serpents et les limaces aux chats, aux chiens, aux oiseaux, aux fauves.

« Le poil c'est sale ! » entend-on dans les arrières-boutiques qui sentent les crèmes et la cire. Oh oui, c'est sale comme les sécrétions, comme les excrétions, comme les odeurs, comme ces fluides qui passent d'un corps à l'autre quand ils se désirent, c'est sale comme ces bruits échappés aux alphabets sociaux qui donnent une tonalité aux ballets moites des animaux que nous sommes aussi. L'argument de l'hygiène est tellement bête qu'on ne s'y arrêtera pas. Tout est sale, dans l'amour, heureusement ! Et les cheveux, est-ce sale ! Une femme en cheveux, disait-on jadis… comment serait-elle désirable, sans ça ? Que penserait le compositeur de Pelléas, s'il pouvait voir nos modernes Mélisande ? Qui n'a pas enfoui son visage dans la chevelure d'une femme, qui ne s'est pas enivré de ces parfums et de ces bruits (oui, les poils ont leurs bruits propres !) ne sait pas ce que désirer veut dire.

« Or, un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir. J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme ! » *

Et puis, cette distinction essentielle entre un homme et une femme : elle peut cacher son sexe (ou au moins le retarder, il n'est pas là immédiatement), lui ne peut pas. L'homme est déjà là, en avance sur lui-même, la femme pas encore. On devient un homme le jour où l'on accepte de se promener à poil (sic), bandant, devant une femme (quoi de moins ridicule ?). Le phallus est tout de suite là, il montre le sens (la direction) et se montre, il est à découvert (c'est un soldat), fait le beau (c'est un danseur). Le con est à l'intérieur, il promet. Voilà pourquoi un homme doit entrer en premier dans un lieu inconnu. Sec et dur contre humide et mou, net contre flou, en avance contre en retard. Oui, contre : c'est la guerre ! Sans poils, ils sont désormais à égalité : c'est bien ça que tout le monde veut, n'est-ce pas ! Après les têtes, coupons les poils… Androgynes, femmes musclées, hommes épilés et barbouillés de crèmes, ah, cette misérable passion du semblable ! Cette homosexualité envahissante, ce sordide présent éternel, et cette saloperie de l'enfance perpétuelle ! Mais voyez-les, ces connasses de cinquante balais, se promenant sur la plage avec leur vilain con épilé ! C'est d'un grotesque, d'un dégueulasse ! Vive la lapidation pour ces salopes ! Le dernier signe de la pudeur est jeté comme un malpropre par ces imbéciles qui exhibent la seule ride qu'elles tolèrent comme un abject trophée ! Pauvres femmes ! Elles se veulent sans poils, sans rides, sans odeurs, sans gras, sans épaisseur, elles ne sont que sans ombre, donc sans âme.

Les souvenirs s'accrochent aux poils comme le désir aux lois. La nostalgie n'est jamais glabre, la jouissance n'est jamais lisse, je n'y peux rien. Mais n'allez pas croire cependant qu'on n'aime que les femmes poilues. On s'en fiche un peu, à vrai dire ; jamais on n'a été si fort amoureux que de cette femme qui avait alors perdu tous ses cheveux, tous ses poils. Ce qu'on trouve de proprement insupportable est seulement qu'il n'est plus permis de voir autre chose que ces tristes peaux de poulet, et que ce qu'il faut bien appeler par son nom — une aliénation — interdit de penser autrement. Les adolescents, qui sont toujours, quoi qu'on en dise, du côté de la Norme, sont là pour nous le rappeler chaque jour. Cette mode est faite pour eux ; qu'on nous foute la paix, à nous, les vieux débris sales et hirsutes ! Quand par hasard il se trouvait une femme qui avait décidé de se raser pour provoquer chez nous un désir neuf, nous ne nous plaignions pas du tout, bien au contraire. Encore un plaisir qu'on nous a ôté…



(*) Maupassant, La Chevelure


(à Celle qui me fait bander)