dimanche 24 janvier 2010

Parce que nous sommes en guerre


Chez Neuhaus, je dormais sous le piano.

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Sergueï Prokofiev était un personnage intéressant, mais… dangereux. Il était capable de vous buter contre un mur. Un jour qu'un élève lui jouait le 3e concerto, accompagné au deuxième piano par son professeur, le compositeur s'était soudain levé, avait empoigné le professeur au collet en criant : « Espèce d'âne ! Tu ne sais pas jouer, sors de cette classe ! » À un professeur !

En 1948, lors d'une session du Comité central qui condamnait la nouvelle musique, et où il avait été sauvagement attaqué pour formalisme par Jdanov, il avait eu le courage de répondre à ce dernier, droit dans les yeux : « De quel droit me parlez-vous ainsi? »

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« Maria Beniaminovna, mais pourquoi avez-vous joué le Prélude en si bémol mineur de façon aussi dramatique ? » « Parce que nous sommes en guerre !!! » (…) D'ailleurs, elle se promenait avec un revolver sur elle et le montrait à tout un chacun. C'était vraiment du folklore. Elle disait : « Tenez-moi ce machin-là, mais faites attention, il est chargé ! » Un jour, elle eut un béguin et tomba follement amoureuse de quelqu'un qui ne répondit pas à ses avances. On comprend le malheureux ; il devait être terrorisé. Du coup, elle le provoqua en duel. À l'issue de ses concerts, j'avais mal à la tête. Elle exerçait une telle violence sur son public, une violence incroyable ! Et d'abord sa façon d'entrer en scène : on avait l'impression de la voir marcher sous la pluie.

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En URSS, je fus le premier à les jouer [les sonates], et quand je me mis à le faire, on me crut fou. Les professeurs de la vieille génération me disaient : « Pourquoi jouez-vous Schubert ? Quelle idée ! C'est tellement ennuyeux ! Jouez plutôt Schumann. » De toute façon, je ne joue pas pour le public. Je joue pour moi.

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J'ai toujours à l'esprit un Crépuscule des Dieux à Bayreuth, magnifiquement dirigé par Pierre Boulez, peut-être pas très exalté, mais très exact, ruiné par la prétentieuse mise en scène de Patrice Chéreau.

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Mais allez parler aux médecins d'accords de septième diminuée !

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Je ne parvenais plus à me passer de la présence d'un homard en plastique que je promenais partout avec moi, et dont je ne me séparais qu'au moment d'entrer en scène.

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Kurt Sanderling a dit un jour à mon sujet : « Ce n'est pas seulement qu'il joue bien, c'est qu'il sait aussi lire les notes. » Ce n'était pas si mal vu.



(Sviatoslav Richter, 1915-1997)