jeudi 8 octobre 2009

Esprits et souffle

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(Pour Bernard Lombart)

Esprits

῾ ᾿
Les esprits ne s'écrivent que sur une voyelle ou une diphtongue initiale ainsi que sur la consonne rhô (Ρ ρ). Leur nom signifie proprement « souffle » (du latin spiritus) et non « âme ». Ils indiquent la présence (esprit rude : ) ou non (esprit doux : ᾿) d'une consonne [h] devant la première voyelle du mot.
Leur placement est particulier :
  • au-dessus d'une lettre minuscule : ἁ, ἀ, ῥ, ῤ ;
  • à gauche d'une lettre capitale majuscule : Ἁ, Ἀ, Ῥ, ᾿Ρ ;
  • sur la seconde voyelle d'une diphtongue : αὑ, αὐ, Αὑ, Αὐ.
Tout mot à initiale vocalique ou débutant par un rhô doit porter un esprit. Un texte en capitales au long n'en portera cependant pas. Un iôta adscrit (voir plus bas) ne pouvant pas porter de diacritiques, il sera distingué de cette manière : Ἄιδης n'est donc pas composé de la diphtongue ᾰι, qui serait diacritée Αἵ- avec la majuscule, mais de la diphtongue à premier élément long ᾱι, qu'on pourrait aussi écrire ᾍ-.

Esprit rude

À l'origine, dans l'alphabet qu'utilisaient les Athéniens, le phonème [h] était rendu par la lettre êta (Η), qui a donné le H latin. Lors de la réforme de -403, c'est un modèle ionien qui a été normalisé (et imposé de fait au reste de la Grèce), modèle dans lequel la même lettre en était venue à noter un [ɛː] (è long), la lettre Η ayant été rendue disponible par son inutilité du fait de la psilose (disparition de l'aspiration) survenue en grec ionien. Ainsi, une fois le modèle ionien popularisé, il n'a plus été possible de noter le phonème [h] alors que celui-ci est resté prononcé dans certains dialectes, dont l'ionien-attique d'Athènes et, partant, la koinè, jusqu'à l'époque impériale.
Aristophane de Byzance, au iiie siècle av. J.-C., systématise l'utilisation d'un Η coupé en deux dont on trouve des attestations épigraphiques antérieures (en Grande-Grèce, à Tarente et Héraclée). Cette partie de Η donna Dasus.png, parfois L, caractère ensuite simplifié en ҅ dans les papyrus puis en ῾ à partir du xiie siècle, devenant le diacritique nommé πνεῦμα δασύ / pneũma dasú, « souffle rude ». Il ne faut pas perdre de vue qu'à cette époque le phonème /h/ avait déjà disparu du grec : l'invention et la perfection de ce diacritique en fait inutile est donc d'un archaïsme grammatical exceptionnel.
L'emploi de l'esprit rude comme diacritique, cependant, se limite aux initiales vocaliques et au rhô en début de mot ; il n'est donc pas possible d'indiquer facilement la présence de [h] à l'intérieur d'un mot ou devant une consonne : ὁδός se lit hodós(« route ») mais dans le composé σύνοδος súnodos (« réunion », qui donne synode en français), rien n'indique qu'il faut lire súnhodos. En grammaire grecque, on dit d'un mot débutant par [h] qu'il est δασύς dasús (« rude »).
Dans le dialecte ionien-attique, celui d'Athènes (qui a donné naissance, en devenant la koinè, au grec moderne), le phonème /r/ était toujours sourd à l'initiale : ῥόδον (« (la) rose ») se prononçait ['odon] et non ['rodon]. Pour noter ce phénomène, le rôle de l'esprit rude a été étendu : tout rhô initial doit donc le porter. Cela explique pourquoi les mots d'origine grecque débutant par un r passés en français s’écrivent toujours rh- : rhododendron, par exemple. Comme il existe des dialectes à psilose(disparition de l'aspiration ; c'est le cas de l’éolien de Sappho, par exemple), les éditions modernes de tels textes utilisent parfois l'esprit doux sur le rhô initial.

Esprit doux

Alors que l'esprit rude indique la présence d'un phonème, [h], l'esprit doux note l'absence d'un tel phonème : de fait, il n'a aucun rôle, si ce n'est de permettre une meilleure lecture ; en effet, puisque seules les voyelles initiales peuvent le porter, comme l'esprit rude, il indique clairement le début de certains mots. Dans les manuscrits médiévaux, souvent de lecture malaisée, il est évident qu'un tel signe joue un rôle somme toute non négligeable.
L'invention de l'esprit doux — ou πνεῦμα ψιλόν / pneũma psilón « souffle simple » — est aussi attribuée à Aristophane de Byzance. Il lui a cependant préexisté. Il s'agit simplement de l'inversion du rude : le demi-êta Psilon.png aboutit à ҆ puis ᾿.
Sauf dans les éditions françaises, lorsque deux rhô se suivent dans un même mot, il est possible de les écrire -ῤῥ-, comme dans πολύῤῥιζος / polúrrizdos (« qui a plusieurs racines »). Dans une édition française, le mot serait écrit πολύρριζος. Il s'agit d'une graphie étymologisante que l'on retrouve sous la forme -rrh- dans des mots français tels que catarrhe (du grec κατὰ / katà « de haut en bas » + ῥέω / rhéô « couler »).


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(*) Esprit rude / Esprit doux (Eliot Carter)
(**) Voix instrumentalisée (Vinko Globokar)