dimanche 9 novembre 2025

Sacrifice [journal]

 


Une adorable lectrice (si, si, ça existe) m’a envoyé par la poste (la poste ! Vous savez, cette chose qui existait dans les temps anciens du vieux pays disparu…) les Contes de diamant auxquels je faisais allusion dans le texte précédent. Merveille, que de retrouver cet album d’enfance publié aux éditions Hatier, dont les histoires étaient écrites par Alice Coléno et illustrées par Françoise Bertier. Mes souvenirs avaient assez largement transformé l’argument du conte, comme il arrive presque toujours, mais en revanche, les illustrations me sont revenues immédiatement, comme si je les avais vues la veille. Françoise Bertier était, je crois, une amie de la famille, du côté de ma tante Glyne et de ma mère, et cette dernière avait une passion pour ces contes, qui je l’ai appris depuis font partie d’une tétralogie : Les Contes de Vermeil, les Contes de Cristal, les Contes de Diamant et les Contes d’Émeraude. C’était un beau pays, qui permettait à des auteurs ne portant pas encore cette lourde et redondante voyelle terminale d’imaginer de telles histoires. Une France encore très largement et très profondément catholique (le Caribou rose est évidemment christique), une France où chacun était à sa place, car c’est de la confusion et de l’indistinction que naît la violence. 

En fait, de caribous roses il n’y a pas, ou pas vraiment, bien que le conte porte ce titre. Il s’agit d’une créature magique, qui change de couleur selon ses émotions — chose somme toute assez banale. Le sang de notre corps raconte ce qui n’est pas notre corps. Une créature qui souffre pour les autres, oui, ça c’est bien de la magie, ou de la folie, vu d’ici, mais cette magie est à l’origine du monde qui était le mien, à la fin des années 50. Si l’on ne comprend pas ça, on ne comprend rien. Se sacrifier n’était pas encore action ridicule et signe de folie. La magie, c’est de retrouver son enfance, ou, plutôt, de comprendre qu’elle avait toujours été là, à couvert, qu’elle nous a attendus patiemment pour nous ramener à la maison. 

J’allais entamer le troisième paragraphe de ce texte quand une petite main d’enfant m’a tapé sur l’épaule. « Pourquoi écris-tu ? » Je n’ai pas su répondre. Il me tend un de ces petits couteaux corses très élégants qu’on appelle des vendettas. Je le reconnais, ce couteau. C’est Tante Glyne qui me l’avait offert lors d’une de nos expéditions en amoureux dans son île, quand j’avais dix ans. Elle avait laisser couler l’eau du bain et avait inondé l’hôtel des parents qui se trouvait près du marché d’Ajaccio, ça sentait le poisson frais. « J’écris avec un stylo-plume Waterman blanc, ou avec un ordinateur. » Il me regarde en souriant et insiste pour que je prenne la vendetta. « Mais je ne peux pas écrire avec ça ! » À son regard, je comprends que c’est ce que je dois faire. Il sait que je vais le sacrifier et ne semble pas avoir peur. Je lui fais écouter le Kyrie eleison de la Messe en si. Le parfum de la mère flotte autour de nous. Inondation des larmes. Lame, vermeil, cristal, diamant, émeraude, neige, sable, sang, blancheur, mer, ombre. Il ferme les yeux, m’attire à lui avec une force que je n’aurais pu imaginer. Je suis couché. J’essaie de me réveiller, j’y mets toutes mes forces mais quelque chose me retient cloué au lit, des liens invisibles d’une puissance incommensurable. Je pointe un pistolet au dessus de ma tête, j’ai le doigt sur la gâchette, à moitié enfoncée, mais l’ennemi est invisible ; je sais pourtant qu’il est là, au-dessus de moi. J’entends le Gloria de la Messe. Les trompettes, les timbales. Pourquoi me ment-elle ? À quoi bon, puisque je sais, puisque je vois et entends. Je réussis enfin à sortir du sommeil, au prix d’un effort gigantesque. J’y ai mis toutes mes forces. Il fait froid. Le quartz rose brille dans l’obscurité. Je sens le souffle chaud des caribous, je sens la pulsation du sang dans mes veines, j’ai des plaques rouges sur le corps et des décharges électriques dans les jambes. Je reprends un Stilnox.