jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)

mercredi 28 mai 2025

L'art de s'aimer


 

« L'art de s'aimer

« Luna  était la chienne de G de La Fuly. 

« Du jour de leur adoption (mutuelle) à la SPA d'Aix-en-Provence, à travers les années passées ensemble jusqu'à la mort de Luna, ce livre nous offre  le récit sensible et complexe des mille et une correspondances quotidiennes structurant encore, au-delà de l'absence,  l'exceptionnelle relation qu'eut cet homme avec cet animal. 

« Les souvenirs se succèdent, sans chronologie apparente, par petites touches – G. de La Fuly est aussi peintre et musicien – les motifs, les vignettes, les thèmes sont exposés, se juxtaposent, se superposent, se fondent, les repentirs s'entrecroisent, s'étagent en strates : la salle de bains, les trajets en voiture, les dîners entre amis, la tombe dans le jardin, creusée avec l'ami, l'enfance, la jeunesse, le dernier jour, chez le vétérinaire, la table en inox. Petit à petit, au gré des variations, l'écrivain esquisse plusieurs portraits. 

« D'abord, celui de Luna sa chienne, bien sûr, intelligente, belle, sensible, attentive, fidèle, aimante, discrète et joyeuse. avec son  "museau gris de vieux chef d'orchestre, avec [ses] culottes de velours crème et [son] veston blanc". Luna qui, tout en recevant la tendresse de son maître, tout en l'accompagnant, semble lui montrer patiemment le chemin, là où elle regarde, l'oeuvre achevée, car c'est elle qui l'a choisi à la SPA. Parfois même, elle lui enseigne ce qu'elle sait. «"Les bêtes augmentent le monde d'une manière incommensurable.", ce pour quoi elle est là. 

« Il brosse aussi son auto-portrait paradoxal, celui du maître qui apprend. Tant que Luna partage sa vie, il est parfaitement lucide sur leur connivence. Mais  face à l'absence de Luna, à SON absence, imposée par la mort, il va s'introspecter, dévier son regard vers lui-même, sans indulgence aucune, avec une honnêteté quasi naturaliste ;  il se rappelle qu'il a fait preuve de dureté avec elle au début, regrette, se sent coupable, en conclut qu'il  n'a pas su aimer, "Je suis un radin de l'amour, sans doute", "lasser, décevoir, c'est ma grande spécialité", il lui avait promis de ne jamais la quitter... Il souffre de ses faiblesses, mais  trouve la force de décrire ses souffrances, il pleure, il désespère ("C'est ça qui me tient en vie"), il veut la rejoindre. S'interposent logiquement alors des images de femmes, celles qui parlaient, qui essayaient de lui parler, qu'il n'a pas plus su ou pu garder, pense-t-il. Echecs.  Désormais, son refuge est le silence ("si je parle avec les vivants, tu meurs à nouveau"). Il s'inquiète  de savoir qui pensera à Luna quand il aura disparu.  La folie le guette, il imagine vivre avec son ombre, l'emmener partout avec lui, comme avant, mais les autres...  Ils ne comprendront pas. Des amis lui ont conseillé de la "remplacer" mais "personne, aucun être, ne viendra se tenir face à moi, comme tu le fis." écrit-il. 

« Luna est irremplaçable, comme la mère, que l'auteur évoque avec tendresse et grand amour, celle qui lui a donné le souffle qu'il n'a pas su partager avec Luna quand elle en manquait. Celle qui lui a dit "Tu es né comme un grand soleil !" mais  aussi "Tu dois apprendre à te passer de moi". C'était le premier seuil. Seul.

« Si la "déliaison" de la mort nous sépare, elle nous initie à ce qu'est "l'envers" du temps, à ce qu'est et sera le monde sans le regard des êtres chers qui nous ont formés. L'homme privé de son amour, de son souffle même, comme celui qui a manqué à la bête vers la fin, et qu'il a été impuissant à lui redonner, à lui offrir, devra  affronter seul  la superficialité de la société. 

« Alors G. de La Fuly n'aimant pas outre-mesure le monde contemporain auquel il est venu, distribue moult coups de patte et carnassières morsures vers ses maux, l'esprit de fête rythmé par un calendrier devenu insensé,  l'agitation perpétuelle et contagieuse, la doxa culturelle toxique, les éloges funèbres moutonniers, "c'était beau comme une messe en latin donnée dans le backroom d'un sauna triste après l'Apocalypse", l'indifférence des individus (la mère d'élève qui ne se souvient plus de Luna), les "attardés politiques" nostalgiques du Larzac  jusque dans leur mise. Cela compense un peu la douleur et l'angoisse de chuter, de se noyer, de sombrer. La crainte de tomber au fond du trou (image récurrente), d'oublier, ne peut se dissiper qu'avec l'adrénaline  qui suscite ces critiques dispensées avec humour mais vigueur. (Georges de La Fuly anime à ce propos, un blog fort savoureux, toujours roboratif et stimulant sur le Net). Néanmoins, il n'y a pas que les petites méchancetés ou les observations objectives, tant que l'on est encore un peu en vie,  mieux vaut se rappeler aussi que l'on fut sensuel, par exemple penser aux odeurs, aux caresses, aux couleurs, aux craquements d'un panier d'osier, ou simplement aux bâillements de Luna en harmonie avec ceux de l'auteur, capables en ces épousailles impromptues de "réajuste[r] le corps et l'âme, [de les remettre] dans l'axe du temps et l'un par rapport à l'autre." Ne pas vivre faux, en somme, mais se  concentrer sur  tout ce que la musique ne dit pas, ou plutôt sur ce qu'elle dit en creux, comme  Keith Jarrett, faire "le moins de bruit possible, [avoir] le moins de présence possible". S'effacer. Ne plus jouer que d'une main. Ecrire ?

« Luna est un très beau livre écrit en un style original et souple. Il est riche de références à la musique,  la littérature. Un homme cultivé s'y "livre", s'y métamorphose par amour en un animal, jusqu'à rêver d'être mangé par lui ("C'est en moi que tu es, mon corps devenait ta demeure on ne se quitterait plus jamais"). L'animal y incarne l'amante, la mère, la femme ou pas.  

« Ce livre doux, profondément humain n'exige finalement de nous qu'un énorme point d'arrêt, dont l'auteur explique que c'est, en musique, le pendant d'un point d'orgue mais pour le silence. Une pause dans la frénésie. Il est une invitation à la métamorphose des humains pressés que nous sommes  en lecteurs attentifs et sur le qui-vive.  Très belle et rare leçon, en parfaite délicatesse et élégance, de ce que pourrait bien être notre rapport à l'Amour. »


Une lecture de mon Luna par Mme Anne Deplace

dimanche 18 mai 2025

Vite !




On assure que celui qui boit ira en enfer. — Comment croire à cette parole mensongère ? — Si celui qui aime le vin et celui qui aime l’amour vont en enfer, — demain tu trouveras le paradis plat comme la main.  Omar Khayyam

Le 12 mars 1955, très fatigué, Charlie Parker s'installe dans un fauteuil, chez son amie Nica, la baronne Pannonica de Koenigswarter, au Stanhope Hotel, de New York (« Nous l'avons calé dans une chaise longue, avec des oreillers et des couvertures »). Il regarde Tommy Dorsey à la télévision, un show qu'il adore. Lorsqu'un jongleur fait tomber une brique qu'il a lancée en l'air (« Ma fille demandait comment ils faisaient, Bird et moi prenions des airs très mystérieux »), il éclate d'un énorme rire, qui se transforme rapidement en quinte de toux. Le musicien étouffe, se lève pour tenter de trouver de l'air. Rien n'y fait. Il retombe assis. Sa tête pique vers l'avant. Nica se précipite pour prendre son pouls. Il bat encore, très faiblement, puis s'arrête définitivement. Au même moment, un coup de tonnerre éclate sur la cinquième avenue. Dans son rapport, le médecin légiste écrira : Homme noir, environ 55 ans. Charlie Parker, dit Bird, vient de mourir. Il en avait 34. 

Il s'agit de regrouper des exceptions. Ah, cette passion furieuse d'avoir raison, dans le domaine de la politique ou de la morale… Comme elle est ridicule, comme elle est terrifiante ; à la fois ridicule et terrifiante, grandiose et minuscule, infantile et gâteuse, mais si difficile à éviter, à contourner, et qui revient par la fenêtre quand on la met à la porte. Finalement, je crois qu'il n'y a qu'en art qu'on peut avoir raison absolument. Sans crainte et sans remords. 

Je retrouve par hasard dans mon foutoir les Improvisations sur Mallarmé, de Boulez, la partition blanche de petit format, UE 12857. J'ai toujours aimé les éditions Universal. J'ai accumulé un nombre impressionnant de partitions de poche, achetées quand j'étais jeune et que j'avais de bons yeux. Aujourd'hui, je les contemple avec tristesse, car je ne peux plus m'en servir. Tout ça s'enfonce dans une brume mélancolique. 

On a des images de Bird, c'est ça le plus incroyable. Larue, Copacabana, Onyx Club, Leon & Eddie, Mardi Gras, Singapore, jusque là il s'agissait de faire danser les Américains, c'était les années Swing. Le bebop, c'est autre chose. Ça va vite, très vite, up up up, les harmonies s'enchaînent à toute vitesse, on est toujours à la limite du décrochage, de l'impossible. C'est une catastrophe toujours repoussée. « Les voisins avaient presque forcé ma mère à déménager, parce que je les rendais fous en travaillant mon saxophone onze à quinze heures par jour. » Il a seize ans, en 1936, quand au Reno, à Kansas City, il se fait humilier par Jo Jones, qui lance une cymbale à ses pieds, alors qu'il s'empêtre dans la mesure durant une jam session avec des musiciens de l'orchestre de Count Basie. La musique « devrait être très propre, très précise… aussi propre que possible. » C'est un acharné. Trois ans plus tard, il se rend à New York où il travaille dans un petit club comme plongeur pour pouvoir écouter son idole Art Tatum qui y joue tous les soirs. Jusque là, le sax alto, c'était Benny Carter et Johnny Hodges, du moelleux, du joli son, rond, souple et suave, habillé avec soin. Parker, c'est tout autre chose, c'est tranchant, puissant, sans fioritures ; très précis et très pressé, acéré comme une lame. Et puis, son idée, c'est les accords plutôt que la mélodie. Louis Armstrong dira du bebop : « Ce sont des accords bizarres qui ne veulent rien dire. On ne retient pas les mélodies et on ne peut pas danser dessus. » KoKo, c'est 300 à la noire. 22 juin 1945, au Town Hall de New York. 128 mesures de fulgurance sans réplique.

« Un autre intérêt de la poétique est de révéler des lignées, des ensembles qui, sans elle, passeraient inaperçues, parce que leurs éléments resteraient dispersés sous diverses étiquettes, qui leur conviennent mal : il s'agit de regrouper des exceptions, qui ne sont telles que pour n'avoir pas été convenablement décrites, c'est-à-dire rassemblées. »

Parker écoutait Stravinsky, Varèse et Bartok, mais il a été influencé par Buster Smith, Don Byas et Lester Young. C'était avant tout un bluesman, on l'oublie trop. Miles disait à René Urtreger, en parlant de Charlie Parker : « Fais pas attention à ce qu'il joue, sinon t'es foutu. Fais ton truc. Je sais jamais où j'en suis quand je joue avec lui. » Bird commençait un solo n'importe où, n'importe quand, comme s'il continuait une conversation qu'il avait dû interrompre plus tôt. Il enchaînait les citations si vite qu'elles passaient inaperçues. Il fallait un Dizzy (le Dingue) Gillespie pour arriver à suivre. Vite ! De Kooning, Jackson Pollock, Jean-Michel Basquiat, Jacob Lawrence, tout allait très vite, dans les formes, dans les sons, dans les textes. « Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas m'associer à tout cela. Ce n'est pas du jazz. Ce sont des malades. » Qui a dit cela, selon vous ? Je ne vous le dirai pas, vous ne me croiriez pas. 

« Jakobson a, dans une éblouissante synthèse, son article “Linguistique et poétique”, où il résume des travaux des formalistes russes et du cercle de Prague, montré que ce qui unit, ou sépare, le langage parlé, le langage écrit, le langage littéraire n'est pas l'écart par rapport à une norme, mais le dosage de fonctions partout également présentes, à des degrés, avec une intensité variables. »

Parker, est-ce de la prose, ou de la poésie ? Toujours du récit, en tout cas, de la parole en fusées précises comme des flèches. Bud Powell, Max Roach, Charlie Mingus, Dizzy Gillespie, Miles Davis, tout est sorti de là, de ce chaudron hurlant. « J'essayais de croire que mon pouls était le sien. » La baronne reste là, avec sa fille, devant le corps de Bird affalé dans le fauteuil. Il est bien mort, c'est vrai, ce garçon joyeux et malicieux au beau visage rond. Il a vécu dix années comme un sprint à travers les embûches, les cymbales et les accords, le sexe, l'alcool et la drogue. Les femmes, aussi, qui sont autant d'harmonies compliquées et changeantes. C'est une tragédie, cette vie ? Non, pas du tout, c'est une vie brûlée à 300 la noire, un éclair entre rires et onomatopées : bebop. Une folle exigence déguisée en nonchalance, une géométrie sonore étincelante. Il faudrait tenter de relier les événements entre eux, et les dates, et les compositions, leur donner une cohérence et une direction, mais ce serait une tromperie, si l'on a un peu d'oreille et d'amour pour cette musique. Il était dans la joie que connaissent ceux qui trempent dans une vie qui ne peut pas s'arrêter, c'est indescriptible et fugace, fragile et puissant, mobile et immobile. On entend le bruit du métro, les conversations à la terrasse des bistrots, les couples qui baisent la fenêtre ouverte l'été, des coups de sifflets, les moteurs des autos, la télévision, toute la rumeur de la ville montée en neige dans les cerveaux qui se croisent sur les trottoirs, les regards aigus ou vagues, les mentons dressés ou fuyants, les rythmes des talons sur le bitume, les sirènes, et les chapeaux et les sacs à mains. Ionisation… 

Les femmes aiment l'édition, la publication. Ce que vous écrivez ou composez est secondaire. En cela, elles ressemblent aux familles, qui ne s'intéressent à ce que vous pouvez produire dans le domaine artistique que dans la mesure où votre nom a acquis une certaine notoriété. Leur parler précisément de ce que vous faites est vain. Elles font mine de s'y intéresser, mais attendent le point-virgule de trop pour sauter enfin à l'essentiel, à la vie, quoi, la vie vie très vivante, celle qui prend les journées à bras-le-corps et vous amène très vite aux actualités télévisées du soir, aux grands sujets sur lesquels il faut avoir une position, une opinion, une ligne de conduite claire. Écouter de la musique, c'est, comment dire, une incongruité, presque une indécence, alors qu'il y a dans le monde des massacres et de la souffrance, des coiffeurs, des anniversaires et des rendez-vous. L'improvisation, qu'est-ce que c'est que ça ? À quoi ça sert ? Les accords de neuvième, pourquoi faire ? C'est pas trémoussable, trémoussant, c't'affaire… Toute une part de l'existence est en train de disparaître, je vous le dis, et personne ne prend peur. La part de l'exception, de l'inutile, du récit poétique. On sent à peine son pouls. On parle de musique, on parle de littérature, mais on ne sait pas de quoi on parle. Il y a une distance infranchissable qui s'est installée là, entre les mots et les choses. 3 présents de l'indicatif, 55 imparfaits, 2 passés simples, 1 conditionnel présent, 8 plus-que-parfaits. Des cigares et du cirage, mais plus aucune première communiante. Des sens interdits en veux-tu en voilà, et ne parlons même pas des ronds-points. Ville barrée. La bleusaille est au pouvoir. Elle nous dicte ses conditions et ses lois trois fois par jour. On fait comme si on l'écoutait… On écoute Ornithology. L'Oiseau est tout de suite là, semble se cogner dans des masses d'air invisibles qui donnent accès à un réseau joyeux et gracieux de couloirs aériens. On vole. On rêve. Mais Donna Lee nous reprend à la volée. Quel roman ! Le paradoxe de cette musique est qu'on peut monter facilement à son bord alors qu'on ne possède pas le tiers du quart de la virtuosité qu'il faudrait pour seulement la chanter. Meandering… Enfin une ballade, on s'allonge un peu, on reprend son souffle, on boit un verre, on regarde les nuages. On imagine Charlie Parker ici, dans le salon, affalé dans un fauteuil, on l'écouterait des heures, seulement parler, sa voix grave, lente, chauffée par son sourire espiègle. Now's The Time. Parle-moi des femmes, Charlie, raconte ce que tu leur disais, avant d'aller au lit. Je veux savoir. Être là, moi aussi. Il y a du sens caché dans la poésie et dans les gestes des amants. Ta musique, c'est ça. Des odeurs, aussi, non ? Birds Of Paradise… Ça semble si évident. Tes phrases sonnent plus juste que celles qu'on lit dans les Évangiles. Quelle fluidité, quelle élégance, et quelle simplicité, finalement, une fois qu'on a compris. Les broderies dont tu accompagnes discrètement Dizzy après le solo de piano, c'est du pur génie, c'est la vitesse déposée en ombres chinoises par-dessus le trait au fusain, sans appuyer, mais c'est ce qui rend la prise immortelle, lui donne une perspective vertigineuse. Et ce duo avec Coleman Hawkins, enregistré à l'automne 1950 aux studios Gjon Mili de New York… Le toujours délicat Hank Jones est au piano, Ray Brown à la basse, Buddy Rich à la batterie. Hawkins est debout, tu es assis, tu fumes une cigarette pendant que le ténor improvise, souverain, avec ce son si plein, si profond, qu'on s'inquiète un peu de ce que tu vas faire une fois dans la ronde, d'ailleurs tu lui coupes la parole avec deux notes dont on se demande encore ce qu'elles font là, Mib, Lab, et tout de suite, tu enchaînes avec un chorus qui après un début très sage s'emballe et nous fait complètement oublier ce qu'on vient d'entendre (de très beau !) sous les doigts du sentimental Coleman Hawkins. C'est le vieux monde et le monde nouveau qui se rencontrent à la pointe de la flamme. Hawkins se marre… Le sale gamin m'a marché sur les orteils. Mais ne se démonte pas du tout, il en a vu d'autres. Chacun dans votre style, vous êtes des maîtres incontestés, vous le savez, vous n'en faites pas tout un plat. J'ai vu ce petit film cent fois, et il m'émerveille toujours autant, même en sachant qu'il s'agit d'une reconstitution à partir d'images et de sons enregistrés à des moments différents. Ton surnom (Yardbird : bleusaille) était une moquerie, à l'époque où tu jouais dans l'orchestre de Jay McShann, mais Bird te va si bien, quand tu prends de la hauteur (mélodique) avec cette facilité aérienne qui nous fait oublier les harmonies complexes sur lesquelles tu sembles planer tout là-haut, aigle qui peut fondre à tout moment sur sa proie. L'écart par rapport à une norme, tu t'en moques comme de ta première clope. La norme, la nouvelle, c'est toi qui la définis. Tu es l'exception qui devient la règle. Vite !

Du vin qui donne la vie à la vie même, — remplis la coupe, bien que ma tête déjà soit lourde. — Mets-la dans ma main… le monde est un conte, — et hâte-toi, car mes jours passent comme le vent. (O.K.)

En 1946, Bird est interné durant sept mois à l'hôpital de Camarillo, en Californie. La drogue, les multiples dépendances, la dépression, peut-être autre chose, on ne sait pas exactement ce qui le conduit là, mais ses amis sont très inquiets pour lui, et ce séjour, étrangement, le requinque. Il fait du jardinage, il lit, il se repose, ses amis musiciens viennent lui rendre visite, et, à sa sortie, il semble remis sur pied et s'envole pour la première fois vers l'Europe pour une série de concerts. En 49 il est à Paris. Ce sont les Français, surtout, qui ont d'abord reconnu l'importance de Charlie Parker, même si la bataille entre les Anciens et les Modernes fut violente. Comme l'écrivait alors Boris Vian, les Figues moisies (Hugues Panassié en tête : « C'est une musique cubiste, ce n'est plus du jazz, c'est une musique d'intellectuels » et même : « C'est une musique de pédés ») s'opposaient aux Raisins verts (Charles Delaunay, André Hodeir et Vian). Ses concerts à la salle Pleyel sont des triomphes. Le Paris de Saint-Germain-des-Près fête le génie du jazz, Gréco, Miles Davis sont là, Sartre aussi, à qui Parker demandera innocemment de quel instrument il joue. Il était très heureux en Europe : même Jean Cocteau l'admirait et se comparait à lui, en parlant de la jouissance de l'improvisation. Autre époque, qu'on aimerait avoir connue…

L’univers n’est qu’un clin d’œil de notre vie torturée, — l’Oxus n’est qu’une goutte de nos larmes, — l’enfer qu’une flamme parmi celles qui nous brûlent, — le paradis qu’un instant du jour que nous donnons à la joie.  (O.K.)

Le 15 mai 1953, à Toronto, est enregistré ce qui s'intitulera Jazz at Massey Hall, seul et unique concert dans lequel jouent ensemble cinq des plus importants musiciens de l'époque, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Max Roach et Charlie Mingus. Ce soir-là se tient un grand combat de boxe poids-lourds entre Rocky Marciano et Jersey Jo Walcott et il y a donc peu de monde dans la salle de concert. Pourtant la tension entre les musiciens est à son comble et le disque est stupéfiant, même si Bud Powell est complètement défoncé, que Parker et Gillespie, entre leurs solos respectifs, filent en coulisse pour regarder le match de boxe, et que la contrebasse de Mingus a été réenregistrée après coup. 

Rassembler des exceptions, voilà ce qu'ont fait les musiciens du bebop. Ils les ont posées les unes à côté des autres, et, ô miracle, ça composait un ensemble très riche et très harmonieux, même si cela demandait un temps d'adaptation, une science de l'écoute nouvelle, une précision, comme aurait dit Bird, dont on n'avait pas l'habitude. Le jazz allait enfin pouvoir devenir autre chose qu'une musique de divertissement. Aujourd'hui, parmi tous les saxophonistes de haut vol, pas un seul ne peut faire semblant d'ignorer la révolution de Charlie Parker. Il y a Coltrane, et il y a Parker. Ces deux-là se tiennent aux deux extrémités du spectre, et leurs ondes sonores n'en finissent pas de faire trembler tout ce qui veut souffler dans un saxophone. Leurs deux morales se rejoignent, ne se repoussant qu'en apparence. À eux deux, ils embrassent tout l'espace, et presque toute cette matière sonore si savoureuse qui m'a fait aimer le jazz. Jean-Jacques Rousseau commence ses Confessions par cette phrase extraordinaire qu'on a envie de dédicacer à Emil Cioran : « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » La naissance de Charlie Parker a coûté la vie à un certain jazz, et cette mort-là fut la première de nos grandes jubilations dans l'adolescence, bonheur à la fois sensible et intellectuel avec lequel on a parfois essayé de prendre ses distances, mais qui toujours est revenu, plus puissant encore d'avoir été injustement répudié. La musique est moins bête que la vie. 

Kerouac disait que Charlie Parker ressemblait au Bouddha. Un Bouddha rieur, espiègle et enfantin dont la joie profonde était inscrite dans les volutes de ses mélodies subtiles et surnaturelles. Je me souviens de ce jeune garçon népalais, à Katmandou, qui me suivait partout parce que je l'invitais midi et soir au restaurant. Il avait un gros ventre et mangeait à une vitesse folle, mais il était beau, et surtout très-joyeux. Je savais bien qu'il me suivait surtout pour manger comme un prince, mais la jubilation qui émanait de lui était contagieuse et me rendait heureux. La musique de Bird est jubilatoire, malgré sa complexité, et nous rend heureux presque malgré nous. Le 12 mars 1955, une dentelle s'abolit et le tonnerre gronda.

Lève-toi et n’aie cure de ce monde éphémère, — sois gai et passe l’heure dans la joie. — Si la nature qui est femme était fidèle, — ton tour ne serait pas venu d’être aimé. (O.K.)

lundi 12 mai 2025

CECI N'EST PAS UN TEXTE


 

Il y a quelques jours est arrivée une catastrophe prévisible et prévue. Mon ordinateur, un Mac Book Air de sept ans d'âge, m'a lâché brutalement. Il est impossible de le recharger, et un ordinateur portable dont la batterie est à plat s'éteint, tout simplement. Je savais que cela arriverait, puisqu'il m'était de plus en plus difficile de le recharger, mais quand on est pauvre, on repousse constamment le moment de changer d'appareil, car les moyens d'en acheter un nouveau font défaut, et l'on se dit que la chance va continuer à nous sourire. C'est idiot mais c'est compréhensible. La machine n'est pas réparable, où à un coût exorbitant qui rendrait la réparation ridicule. Il a donc fallu le remplacer. Comme je n'avais pas cet argent, j'ai dû l'emprunter, emprunt qui s'ajoute à mes dettes. 

Oserais-je penser qu'il n'est pas tout à fait déraisonnable d'espérer de mes lecteurs une petite contribution à cette dépense somptuaire (somptuaire pour moi) de 1200 euros, auxquels s'ajoutent les frais versés au technicien chargé de récupérer une partie de mes données restées sur l'ordinateur défunt ? Après tout, j'offre ici gratuitement depuis des années des textes inédits auxquels certains ont la bonté de trouver de l'intérêt. Je sais bien que quelques uns d'entre eux ont déjà par le passé contribué financièrement à la survie de ce blog improbable, et c'est une occasion de les en remercier encore, mais ici, c'est dans l'urgence que je fais cette demande pour ceux qui pourraient se sentir concernés par les malheurs d'un écrivain sans éditeur et sans argent. Même une petite contribution serait grandement appréciée. 

Puisque nous sommes dans les histoires d'argent et que je révèle mes secrets de cuisine, j'en profite pour signaler que je me sépare de beaucoup de choses, dans l'espoir de gagner quelque argent. On ne sait jamais, peut-être se trouve-t-il parmi mes lecteurs des personnes qui pourraient être intéressées par tel ou tel de ces biens. 

***

Je commence par le plus important et le plus douloureux. Je vends mon piano. Un Feurich allemand de 1985, un ¾ de queue (220 cm). Magnifique instrument pour un pianiste professionnel ou un amateur éclairé. Il est actuellement en vente au prix de 30 000 euros. Vous pouvez en voir des photos sur le Bon Coin.

Je vends un très beau violon du XVIIIe, probablement de l'école flamande ou hollandaise, au prix de 5000 euros. Il s'agit d'une pièce rare. 

Je me sépare en outre de beaucoup de matériel audio et vidéo professionnel, dont la liste serait ici trop longue, que je tiens à la disposition de qui m'en fera la demande. 

Je vais sans doute être obligé également de vendre des livres et des disques, dont certains sont rares et précieux. Là encore, je ferai une liste pour ceux que ça pourrait intéresser. 

Et je finis par mes tableaux, que certains connaissent déjà, dont il me reste une trentaine de pièces au moins. J'ai la prétention de croire que certains sont assez beaux et originaux. 








Pour ceux qui veulent m'apporter une aide financière, je dépose ici deux liens (Leetchi et GoFundMe) à leur convenance.

dimanche 11 mai 2025

Les noms et les sons



Comment s'appellent-ils ? Olivier B., Vincent C., Marcel M., Colar G., Dominique B., David J., Joël André B., Adrien S., Jean-Marie D., Philippe J., Philippe-André L., Jenny G., Jérôme T., Philippe C., GE EG, Quentin V., Laurent J., Sébastien B., Isabelle P., Rodolphe D., Aurore G., Pierre Jean C., Sabine A., François M., plus ceux qui ont choisi de garder l'anonymat, et sans compter ceux qui ne sont pas passés par la « cagnotte » pour m'aider, et dont j'ignore s'ils seraient d'accord pour que je mentionne leurs noms publiquement, cela fait beaucoup de noms, beaucoup de personnes, hommes et femmes, que j'ai envie de remercier, sans savoir comment le faire. Exprimer ici ma gratitude est insuffisant, j'en ai conscience, mais que faire d'autre ? Je ne sais pas. Qu'ils sachent au moins que j'ai été très sensible à leur geste, à leur générosité et à leur discrétion. Ces choses-là sont difficiles à expliquer et à exprimer car on a toujours le sentiment de faire trop ou pas assez, d'être maladroit et d'obtenir le résultat inverse de celui qu'on souhaite. Être sincère ne suffit pas, il faudrait l'être avec tact et discernement. Ce n'est pas facile. 

Je n'écris pas pour les lecteurs, il serait malhonnête de le laisser croire, je ne m'adresse pas à eux, sauf effet de style ou événement extraordinaire, mais il serait tout aussi faux de prétendre que je n'y pense jamais. Il m'arrive de recevoir des mails qui me parlent de ce que j'écris et je les lis toujours avec intérêt, car je me rends compte alors des conséquences de mes phrases (de leurs prolongements), conséquences qui sont impossibles à imaginer sans ces échanges. J'ai un peu l'impression, alors — peut-être vais-je dire une banalité —, que certaines de mes phrases sont ainsi continuées dans un sens que je ne pouvais concevoir mais qui, pourtant, se trouvait bel et bien en elles au moment où je les entendais. À l'instant où l'on écrit, il se passe une chose étrange : une force en nous éteint une à une certaines potentialités du discours qui nous vient, elle les ferme comme on referme des portes, les unes après les autres, parce qu'il est impossible d'habiter toutes les pièces d'une maison en même temps ; mais ces pièces existent néanmoins, on sait qu'elles sont là, à portée de pas ou de regard, ou d'imagination. Parfois on les évite parce qu'on sait qu'elles sont encombrées d'un bric-à-brac dont il faudrait des heures pour seulement le recenser, et qu'on ne peut pas perdre de vue le fil entr'aperçu, qui déjà menace de se rompre même quand on croit le tenir à l'abri du bruit ambiant. Ces messages de lecteurs rouvrent certaines portes qu'on avait décidé de laisser fermées, ou qu'on n'avait pas aperçues clairement, ce qui dessine un paysage ramifié en expansion infinie. On ne peut jamais mesurer les conséquences de ce qu'on écrit, on peut à peine l'envisager, dans le meilleur des cas, le deviner vaguement, le pressentir, mais c'est une chose qu'on réprime vite, car on s'y perdrait. Ce sont des lignes qu'on arrête à un certain point, faute de puissance cérébrale ou d'imagination, ou faute de désir, et qui sont susceptibles d'être reprises là où l'on croyait avoir atteint un terme. En un sens, ces mails recréent le bruit dont on a fait l'effort de s'abstraire pour écrire, mais ce bruit post-partumien est nourriture, contrairement à l'autre, puisque à chacun de ces embranchements peut naître une autre phrase, un autre paragraphe, un autre texte : Les points se transforment en points-virgules, ou en deux-points, et, de proche en proche, le territoire s'agrandit. Ça prolifère… 

La situation de blogueur-autopubliant n'est pas simple, je vous assure, du moins d'un point de vue psychologique et moral. Drôle de statut que le nôtre… C'est Valérie S., rencontrée sur la défunte SLRC, qui m'a parlé pour la première fois des blogs, en 2002, et j'ai bien sûr ricané. Ce qu'elle m'avait mis sous les yeux n'était pas très bon, certes, mais mon ricanement était assez stupide. Je ne comprenais tout simplement pas ce qui avait rendu la chose possible et même inévitable, et mon esprit, il faut bien le dire, est par principe rétif aux innovations, surtout lorsqu'elles s'affublent de noms qui ne sont pas français. De ce point de vue, je ne suis pas prêt à confesser une quelconque faute, mais il en va des blogs comme de nombreuses inventions technologiques ou sociétales qui font fureur aujourd'hui : on sait que c'est une connerie, mais on ne trouve pas le moyen de faire sans (une contradiction de plus…). Pour le dire autrement, s'en passer nécessiterait des moyens financiers et une rigueur morale dont nous ne disposons pas. On en éprouve de la honte, mais on doit pourtant endosser cette situation, faute de mieux, à défaut de la revendiquer. On aura l'air un peu idiot, on semblera incohérent, mais tant pis. Nous utilisons des outils dont nous ne voulons pas vraiment, qui ne nous sont pas sympathiques, mais qui nous laissent tout de même une certaine liberté, du moins essayons-nous de nous en persuader. Par les interstices que ces outils mal adaptés oublient parfois de combler nous nous faufilons tant bien que mal à la recherche d'un peu d'air à respirer, cet air qui se fait si rare aujourd'hui.

J'entendais Boulez, dans l'interview de 1985 dont j'ai déjà parlé, dire à Michèle Reverdy qu'il n'avait pas peur de la page blanche. C'est aussi mon cas. La difficulté serait plutôt d'avoir à choisir parmi tous les sujets qui se pressent devant soi, dès qu'on songe à l'attaque d'un texte (comme dit Barthes). L'attaque, les commencements, l'entame, ce qu'il y a de plus agréable, de plus excitant, comme de mordre dans la baguette de pain qu'on vient d'acheter à la boulangerie alors qu'on se trouve encore dans la rue. Inscrire un sujet, un thème, des thèmes, des motifs sur la page, et les laisser d'abord s'arranger entre eux, observer leurs réactions chimiques ou biologiques, est le moment que je préfère. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres, tout aussi légitimes, tout aussi urgents ? C'est dans le premier mouvement d'une symphonie classique que le compositeur met toutes ses forces et son savoir, même s'il existe de belles exceptions, parmi lesquelles l'extraordinaire finale de la dernière symphonie de Mozart, la Jupiter. C'est là qu'il y a le plus de matière compositionnelle, de densité musicale. C'est en général un mouvement de forme-sonate, c'est-à-dire deux ou plusieurs thèmes qui sont travaillés en opposition dans une forme tripartite : exposition-développement-réexposition. La page blanche est la plus belle chose qui pouvait nous arriver. Mais on pourrait parfaitement imaginer le processus inverse. Que les écrivains ou les compositeurs aient d'abord affaire à une page noire qu'il s'agirait d'éclaircir au fur et à mesure, de nettoyer, de rendre intelligible. Partir du plein plutôt que du vide, du bruit total (le bruit blanc, en musique) qui ne nous quitte jamais, qu'on évide, qu'on élague, à la manière d'un sculpteur, créer des silences, du silence, des interruptions, afin que les phrases émergent petit à petit du tohu-bohu, imaginer que le texte procède par soustraction plutôt que par addition : à l'origine une phrase interminable et sans ponctuation ni respiration dont le sens échappe au logos, jusqu'à ce que celui qui écrit soit à même de trouver les points, les virgules, les parenthèses, les retours à la ligne, les espaces, les bornes. C'est d'une émancipation qu'il s'agit. Donner à une suite de mots la dignité d'une phrase, son autorité et sa relative indépendance, trouver dans les millions de possibilités existantes celle qui imprime à la proposition une physionomie qui nous soit sympathique, au sens fort du terme, qui résonne en nous avec justesse, qu'elle soit bien accordée à la forme de notre esprit. Un écrivain veut donner l'impression que les mots qu'il emploie sont tous des noms propres, et non des noms communs, même s'ils ont été cent mille fois entendus déjà, que ce sont des vocables, c'est-à-dire des mots prononcés, vocalisés, qu'ils ont un timbre spécifique et singulier, identifiable, qu'ils ne pourraient pas entrer sans dommages dans les phrases d'un autre que lui.

Les noms propres sont les premiers mots qui disparaissent, quand la mémoire vient à flancher, j'éprouve cette douleur chaque jour. Nommer est l'un des plus précieux attributs humains. Dans le nom, il y a en un précipité la figure, le lieu, la lignée, l'histoire et ses accidents, même si tout cela n'est plus audible depuis longtemps, poli par le temps, l'oubli et les inflexions générées par l'époque et sa langue. La généalogie et l'onomastique sont des sciences-sœurs de la grammaire et de la littérature. J'ai déjà parlé des génériques, qui étaient un des moments les plus attendus, à la maison, quand nous regardions un film tous ensemble. Le défilement à l'écran de tous ces noms blancs sur fond noir m'a profondément marqué, et je reste toujours à lire cette page qui souvent passe trop vite, dans les films contemporains. Souvent, même, je prononce tous les noms à haute voix. J'ai besoin de les entendre. Je me rappelle cette balade en voiture, à la fin des années 80, avec Céline, ma mère et une de ses amies. Je m'agaçais de ce que ma mère avait un besoin viscéral de prononcer les noms de tous les villages que nous traversions. En quelque sorte, elle les actualisait, leur donnait (ou leur redonnait) une vie sensible et réelle, au moment même où nous entrions dans ces villages, mais cela je ne l'ai compris que longtemps après. C'était un petit voyage en Cratylie, comme le dit Gérard Genette. On pense bien entendu au titre génial de Proust, Noms de pays : le nom. Aucun arbitraire, jamais, quoi qu'on en pense… Hermogène a tort. Comment le son d'un mot pourrait-il n'avoir aucun rapport avec sa signification ? C'est impensable, pour moi. C'est comme si l'on m'expliquait que le son de la clarinette n'a aucun rapport avec l'instrument en tant que tel, avec sa forme et son matériau, que la gamme majeure n'a aucun rapport avec la résonance naturelle des corps sonores, ou que l'on peut aimer une femme indépendamment de son corps. Qu'ils soient propres ou communs, les noms ont toujours eu une aventure dans la réalité, dans le concret, avant de s'établir comme tels. Ce ne sont pas des créations ex nihilo tombées par hasard sur tel individu, sur tel lieu, telle idée ou sensation. Et même si le nom propre, le patronyme, par exemple, n'avait aucun rapport avec la personne qui le porte, comment ne serait-elle pas, cette personne, influencée en retour par ce nom et sa sonorité ? C'est impossible. Les noms ont un âge, une vie charnelle, une biologie, presque ; il arrive qu'ils s'épuisent, ou qu'ils retrouvent longtemps après qu'on les croyait inertes une vie nouvelle. Nous avons tous eu, je crois bien, des démêlés avec notre nom de famille. Souvent haï, dans l'adolescence, à l'âge où l'on a honte de ses parents, puis compris, entendu, à l'âge adulte, enfin tendrement aimé, dans le grand âge, quand nos liens avec l'enfance paradoxalement sont plus forts que jamais et qu'on mesure tout ce dont on a bénéficié sans même s'en rendre compte, tout ce qu'on nous a transmis et dont nous ne découvrons souvent la puissance que bien tard, trop tard. Un patronyme, comme son nom l'indique, est le nom du père, de la famille paternelle, mais il y a un autre nom qui flotte près de lui, qui a une autre sorte d'existence, c'est le nom-de-jeune-fille de la mère (son patronyme à elle avant qu'elle prenne notre père pour époux). Ces deux noms n'ont pas seulement une vie parallèle. Il arrive qu'ils entrent en concurrence ou en conflit, qu'ils se croisent. C'est ce qui m'est arrivé, quand mon père est mort, et que j'ai annoncé à ma mère que je voulais désormais porter le nom que son mariage avait rendu silencieux. En effet, il peut arriver, et c'était mon cas, qu'on préfère une des deux familles dont on est issu, qu'on se sente plus en accord avec elle et ses représentants incarnés. Ma mère m'avait alors fermement mis en garde contre cette tentation. Je n'avais pas le droit de renier le nom de mon père, et ce, d'autant plus qu'il était mort. On voit très bien aujourd'hui à quel point elle avait raison. Mais au-delà de cette anecdote, c'est le balancement entre deux noms qui me fascine, le fait qu'on ne soit réductible ni à l'un ni à l'autre, qu'on se situe dans un entre-deux, dans une tension permanente entre deux pôles (masculin-féminin, comme dirait Godard). C'est le principe de la sonate. Plus j'y pense, plus je vois que la vie elle-même est une combinaison de forme-sonate et de variations. Les variations contaminent la forme-sonate et la forme-sonate informe les variations, les inscrit dans un cadre plus large, moins décoratif. Les familles coulent en nous comme des rivières dont il est impossible d'arrêter le flot ; on peut seulement choisir par moment de recouvrir le bruit qu'elles produisent par un arrangement personnel, une volonté, mais elles resurgiront toujours là où on ne les attend pas, car elles nous traversent plus que nous ne les traversons. 

Les enfants nous apprennent la mimologie, quand ils commencent à parler. Il faut bien entrer dans le logos avec les moyens du bord. Et c'est à cette occasion qu'on ressent les liens étroits entre mots et choses. Ensuite, nous les oublions, car l'habitude est une école d'oubli. Le mot table devient table, le prénom Jérôme devient Jérôme, le verbe mordre mord, et ce n'est que par la littérature ou la rêverie qui sourd parfois du langage lui-même et nous prend au dépourvu qu'il nous est possible de les délier de ce trop de nature, de retrouver en eux le goût de l'aventure et de l'imprévu, de l'accident et de la rencontre, de la musique improvisée, en quelque sorte. Ça me frappait beaucoup hier, alors que j'écoutais, absolument fasciné, un enregistrement du New Phonic Art à Baden-Baden, en 1971. Ah, c'est peu dire que ce groupe aura joué un rôle capital dans ma vie ! La rencontre miraculeuse de Michel Portal, de Vinko Globokar, de Jean-Pierre Drouet et d'Alsina a donné naissance à une musique absolument inouïe, et qui touche au plus profond de ce que je suis. Je crois bien que ce groupe n'a jamais eu de descendants, ni même d'épigones, car leur musique est tellement liée à ce qu'ils sont (à la fois instrumentistes de premier plan et compositeurs) qu'elle ne peut être pensée ni analysée avec les outils habituels. La qualité d'écoute qu'ils avaient développée, je ne l'ai jamais retrouvée ailleurs, et ce qu'ils ont fait dans ces années-là, personne ne l'a refait. À chaque fois que je les écoute, je reconnais chacun d'entre eux, avec sa très forte personnalité, mais j'entends également le son d'ensemble, cette chimère si originale qu'ils ont su créer. Ni ensemble ni solistes et pourtant les deux à la fois. L'équilibre est simplement parfait. Ils sont allés à la source du langage musical, comme des enfants qui découvrent les mots et leur pouvoir, le rapport entre le son et le vocabulaire. Je dois être une des seules personnes au monde à parler encore quelquefois du New Phonic Art (je les ai fait entendre dans Double silence plein la bouche). Monde englouti. J'en suis bien triste, mais c'est ainsi. Gardons ce trésor par-devers nous et espérons que des curieux, à l'avenir, tomberont sur ces sons et ces noms et sauront les entendre comme ils le méritent. 

Ici, j'ai envie de citer le célèbre poème de Francis Ponge extrait du Parti pris des choses : Pluie, qui me paraît très à-propos. Le New Phonic Art aurait dû le copier sur la pochette des disques qu'ils ont enregistrés. 

« La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu. »

« Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. » C'est ce qu'il faudrait arriver à faire quand on construit des phrases : que leur sonorité parle autant que leur sens, et qu'elle soit complètement particulière, on dirait aujourd'hui singulière. On en est très loin…

J'ai commencé ce texte en parlant des conséquences des phrases, de leurs prolongements. Les mots ont aussi des prolongements en nous, du moins certains mots qui s'imposent sans qu'on comprenne pourquoi. J'ai commencé un autre blog qui s'intitule Les Mots du roman. J'y dépose régulièrement des mots accompagnés de leur définition, sans plus. Je ne les choisis pas. Je ne sais même pas si un jour cela me servira, mais je sais pourtant qu'il me faut les garder là, dans cet enclos, qu'ils ont quelque chose à me dire que je ne comprends pas encore, et que, peut-être, je l'espère, de leur combinaison naîtra une substance insue ou inouïe, qu'une porte s'ouvrira. C'est une sorte de réservoir tel que peut l'être une série dans la musique dodécaphonique : on puise en elle des motifs, des relations, des thèmes, des contrepoints, des harmonies, des morceaux de réel ou des timbres. On verra bien… 

jeudi 8 mai 2025

Publier, verbe transitif


On me dit : il faut publier, vous devriez, tu devrais, il faut absolument te faire éditer. Soit. Peut-être. Sans doute. Certainement… 

Mais, outre qu'il faudrait encore trouver une maison d'édition qui accepte de perdre de l'argent en me publiant (parce que mes livres ne se vendraient pas), qu'il faut envoyer des lettres et des manuscrits par la poste, qu'il faut les imprimer, acheter du papier, que tout cela coûte de l'argent, un argent que je n'ai pas, du temps, de l'énergie et de la croyance appliquée (c'est-à-dire du désespoir à retardement), il y a aussi que je ne gagnerais très certainement pas un centime, et moi j'ai besoin d'argent pour vivre et payer mon loyer, tout simplement. Au moins, avec l'auto-édition, on touche un peu moins de la moitié du prix de vente du livre, alors qu'un auteur inconnu touche dix fois moins — et encore, s'il touche quelque chose — dans une maison d'édition. C'est tout de même un sacré argument, ça, pour moi. D'accord, on vend très peu (pour ce qui est de Luna et À Paris, j'en ai vendu 134 exemplaires depuis leur parution), faute de publicité et de "distribution", et puis, surtout, et c'est ce qui m'ennuie le plus dans l'auto-édition, il faut faire soi-même sa publicité, et ça c'est une torture, à chaque fois. Tirer les gens par la manche, en leur disant, hein, t'as vu, j'ai publié un livre, tu ne voudrais pas l'acheter, par hasard, c'est vraiment une honte terrible (et c'est ce que je viens encore de faire à l'instant). 

Et puis, est-ce vraiment important, d'être publié ? Je n'en suis pas sûr. Ce n'est pas du snobisme, ou une position aristocratique qui me ferait mépriser la publication, et préférer rester dans mon coin — encore que mépris il y a bien, je dois le reconnaître, pour ce que sont devenues, très concrètement, les maisons d'édition actuelles. La position, en soi très respectable, il va sans dire, de ceux, extrêmement rares, qui ont refusé d'être publiés, est séduisante, mais ce n'est pas tout à fait la mienne. Je suis snob mais pas à ce point. Non, refuser la publication implique paradoxalement de croire très fort à ce qu'on écrit, ce qui n'est pas mon cas. C'est autre chose, qui me retient, à part la flemme, mais je ne sais pas exactement quoi. Peut-être tout simplement le sens du ridicule ? Les quelques fois où des amis ont gentiment acheté un livre de moi (car, honte supplémentaire, on ne peut pas l'offrir, ce livre, ou si l'on peut, oui, il faut d'abord l'acheter soi-même pour pouvoir l'offrir, ce qui n'est pas dans mes moyens), j'en ai ressenti une gêne troublante ; même s'ils m'en disaient du bien, je ne pouvais m'empêcher d'avoir un peu honte : comme si je les avais contraints à un acte contre-nature. C'est curieux, car du temps que je donnais des concerts, je n'avais pas de scrupule à leur demander de venir m'écouter. J'étais peut-être simplement encore plus con qu'aujourd'hui. Ah non, je sais, c'est parce que les concerts permettent de draguer. 

Ce que j'aime, c'est écrire. Si j'étais rentier, ou seulement riche, je me ficherais éperdument de tout cela, et j'écrirais mes petits machins sur mon blog, à mon rythme, sans me soucier d'être ou non publié. Dans mon monde à moi (mais je reconnais qu'il ne fait pas le poids), ce n'est pas à moi d'aller solliciter un éditeur. Si un éditeur veut me publier, très bien, pourquoi pas — à condition qu'il me laisse complètement libre d'écrire ce que je veux et comme je veux. Mais j'imagine que cela n'existe pas, ou plus. Ils se prennent tous pour des “rewriters” et des correcteurs, ces braves gens, d'après ce qu'on me raconte. Ce sont eux qui font le succès de leurs auteurs, tout ça… (Ce qui est assez logique, d'ailleurs, puisque ce sont des vendeurs de cravates culturelles, et que dans le domaine de la vente, ils seront toujours plus compétents que n'importe quel écrivain.) Il doit falloir un cuir d'une belle solidité, pour endurer les inévitables et interminables tractations et discutailleries avec ces zozos-là, parler sérieusement de style, de syntaxe, d'efficacité, de forme, etc. J'en ai eu des échos très précis, et ça tend à rabougrir un peu le sapin de Noël qu'on a dans le slip. Il faudrait, comme le dit Boulez dans un entretien donné en 1985 sur France-Culture à Michèle Reverdy, compositrice, que les choses aillent dans le sens inverse : « C'est aux institutions d'aller vers les créateurs [aux vendeurs d'aller vers les producteurs], et non l'inverse, sinon c'est de la mendicité ». Je ne suis pas aussi radical que Boulez, et je n'ai rien contre le fait d'être un mendiant, mais je constate que les éditeurs n'ont aucune véritable curiosité (c'est le mot juste), qu'ils attendent de recevoir des manuscrits, toujours les mêmes, si possible recommandés par d'autres écrivains installés, et qu'ils choisissent, dans 95% des cas, les livres dont ils savent qu'ils vont se vendre ; ce qui n'est pas condamnable en soi, mais un éditeur digne de ce nom devrait aussi se faire une gloire — ou au minimum un devoir — de publier ceux qui n'ont aucune chance de se vendre et en lesquels il reconnaît quelque talent ou quelque singularité réelle. 

Ma position sur ce sujet n'est ni assurée ni définitive. J'observe les édités et je ne suis pas sûr de les envier beaucoup. Le « tout ça pour ça », arrive très vite dans mes songeries à ce sujet. Sans doute la chance joue-t-elle un rôle déterminant dans l'affaire, la Chance avec un grand C. Sans doute que mon âge pèse aussi dans la balance. On n'a pas tous l'âme d'un Marcel Lévy, qui publie son premier livre à 93 ans ; petit livre merveilleux, d'ailleurs, intitulé sobrement : La Vie et moi. En voilà un, de véritable écrivain, dont deux lettres (de son nom) seulement le séparaient du succès et de la richesse, et deux ans de la tombe, quand un éditeur se décida à publier ce précis drôle et profond à l'usage des résignés ou des aigris. Je ne sais pas si vous avez remarqué qu'il n'y a pas grand-chose entre « écrit » et « aigri », du point de vue de la sonorité, mais je m'égare, comme d'habitude. Le Marcel Lévy, ça ne lui a pas porté chance, d'être édité, même si, à quatre-vingt-treize ans, on peut estimer qu'on a enfin atteint la grande adolescence, qui incline plus au fauteuil roulant et aux couches qu'aux romans intrépides et aux invitations chez Lapérouse par Beigbeder. Mais pourquoi ne pas commencer une carrière d'écrivain à quatre-vingt-treize ans, au fait ? Je trouverais ça plutôt bien, moi, qu'il faille attendre au moins cinquante-cinq ans pour publier son premier livre. Vous imaginez le nombre de daubes qui nous seraient épargnées ? Les suceurs de pouce graphomanes se recycleraient dans la plomberie ou la pâtisserie sans gluten, ou le sexe écologique, ou le rituel du repas de singes chez Hanouna, et le paysage éditorial serait bien plus sûr : on y croiserait beaucoup moins de… Non, je ne donnerai pas de noms, ce n'est pas la peine d'insister. J'aime tout le monde et toutes les littératures.

« Le timide est par définition l'homme qui n'arrive à rien », écrit Marcel Lévy. Quand on est cet homme-là, comme je le suis, on sait, tout au fond de soi, que la route est barrée, malgré les quelques rodomontades et accès de jactances que cette maladie nous fait jeter parfois à la face du monde, pour nous croire un instant opportuns, quitte à paraître très cons et complètement déplacés. Parler à contre-temps, et souvent à contre-sens, voilà l'occupation préférée des timides. On se tait alors qu'il faudrait s'exprimer, et on hurle quand il vaudrait mieux se taire. Toujours chez Marcel Lévy, ceci : « Il faut le répéter encore une fois, bien que cette vérité de La Palisse soit connue depuis beau temps : on n'est pas malheureux par suite de quelque malchance extraordinaire, parce qu'on n'a pas, comme tout le monde, trouvé la femme idéale, ou pour avoir reçu sur la tête une tuile malencontreuse. Non, on est malheureux parce qu'on s'est fabriqué un caractère qui attire le malheur comme l'aimant attire l'acier. C'est lui qui vous rend malheureux, vous et votre entourage, et c'est lui aussi qui éveille en vous le besoin de vous donner raison, notamment quand vous avez tort. Car il n'est pas dans la nature humaine de chercher en soi-même l'origine de ses maux, tant qu'elle a la moindre chance de la trouver ailleurs. » Cet homme est mon frère, à n'en pas douter. Sortir du ratage, comment vous dire, ce serait un peu comme mettre de la crème chantilly sur du boudin noir : la chose serait tellement inadaptée à ce qu'on est que le nouvel état nous ferait immédiatement regretter l'ancien, même avec tous les avantages du nouveau confort. On a de ce dernier l'idée que l'inconnu, même brillant de tous ses feux, est forcément hérissé de poils urticants. 

L'art de l'échec est un art exigeant, contrairement à ce qu'imaginent ceux qui méprisent notre pusillanimité et pensent que nous sommes inactifs parce qu'ils nous voient plongés dans une immobilité qu'ils jugent suspecte, tournés vers le souvenir et le ressassement. Ce n'est pas pour rien que je me sens extrêmement proche de ce qu'écrit Ernest Hello : « Les innovations sont stériles : le souvenir seul est fécond. Il n’y a rien de nouveau, mais il y a des choses jeunes : elles sont la pâture du génie, qui aime les aliments éternels. Que Dieu nous donne donc des hommes de génie, afin que nous n’entendions rien de nouveau ! Alors nous entendrons des choses simples, que nous croirons entendre pour la première fois, car le génie fait sentir la jeunesse des choses éternelles, à l’instant où les hommes médiocres croient que l’éternité va mourir de vieillesse. » S'il n'y a rien de nouveau, pourquoi se projeter dans l'avenir ; pourquoi se projeter tout court ? Avoir des projets m'a toujours paru le comble de la bêtise montée comme une mayonnaise. Je me rappelle trop bien le nouveau directeur que nous avions, au conservatoire, au début des années 2000, qui n'avait que ce mot à la bouche — c'est en grande partie ce qui m'a fait fuir. « On va bosser sur un projet commun qui va fédérer… » est une phrase qui me fait littéralement vomir une bile noire. Le nouveau, le neuf, l'innovant (sic), le futur sont déjà morts au moment où ils sont produits et promus. Quant à la fédération (des énergies), laissons cela aux clubs de boule lyonnaise.

Le besoin de se donner raison quand on a tort ne peut s'envisager qu'en se donnant tort quand on a raison. C'est un équilibre instable qui maintient en vie l'adepte de cette règle dans une tension qui peut se révéler fatigante et semble insensée à ceux qui le croisent. Toute créature est négation par nature, il le sait, il le sent. Nos limites sont tellement évidentes que pour se supporter il faut en passer par le détour et le dédoublement, la contradiction et l'inconscience, mais j'ai toujours l'impression que ces choses sont hors de portée, sauf lors d'embardées hasardeuses impossibles à contrôler et encore plus à prévoir.

Le livre de Marcel Lévy tourne autour de deux axes : les femmes et l'argent. On en revient toujours au nerf de la guerre : se sentir concerné. Y croire. Vouloir. Se projeter. Prétendre. Comment faire ? Ce qui nous ramène bien entendu aux femmes et à l'argent. Si ces deux éléments sont acquis, ou donnés, alors une certaine forme de liberté est possible, d'après ce que j'ai entendu dire. Sans cela, le Projet va par des chemins cabossés et ne montre que sa face grotesque et dérisoire. Autant rester à la maison et lui pisser dessus. La gesticulation ordinaire qui ne tend qu'à l'acquisition et à la monstration est peu différente d'une pathologie répétitive et simiesque qui rappelle les mouvements de bras de l'ivrogne à la sortie du bistrot vers trois heures du matin.

Mais je m'aperçois que je mens. Je dis que je n'ai jamais rien envoyé à un quelconque éditeur, ça c'est vrai, mais j'ai tout de même, un jour de folie, envoyé deux livres à Finkielkraut ! Dans quel espoir exactement, mystère. Je n'ai pas réfléchi. Pas de réponse. Même pas un accusé de réception, rien. Bon. Ça t'apprendra à vouloir faire le malin et singer les autres. Bonne leçon. Avais-je plus soif que d'habitude, ce jour-là ? Sortais-je d'un demi-coma insomniaque ? Même pas. On se lève, un beau matin, et on a une idée qu'on trouve excellente. Le diable, derrière le rideau, se marre. Attends voir la fin de la journée, toi, tu m'en diras des nouvelles, de tes bonnes idées. Pourquoi lui, pourquoi Finkielkraut, au fait ? Peut-être les histoires de chien, c'est possible… J'ai sauté dans le grand bain, gros lourdaud, et je n'ai éclaboussé personne, aucune des filles qui se trouvaient là n'a vu quoi que ce soit, elles regardaient ailleurs. T'as l'air malin, à te noyer pour des prunes. Tout n'est pas perdu, vous voyez, la momie a encore des sursauts involontaires…

Publier et publicité sont des mots-frères. Quand vous apercevez l'un, l'autre n'est pas loin. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ose vraiment les dévisager, sous leurs déguisements de cirque. Pensons à ce qu'écrivait Anatole France, en 1922 : « Publier un livre original, c'est courir un terrible péril. Crois-moi, mon ami : cache ton esprit. N'écris pas. Si tu publies un livre trop faible pour être remarqué et te tirer de l'obscurité, ce qui est le plus probable, car le talent est très rare, rends grâce aux dieux : tu évites ton malheur, tu risques tout au plus de te rendre ridicule dans l'intimité. » Ne jamais oublier que le verbe publier est transitif. Publier, c'est bien gentil, mais ensuite, la chose publiée reste, coincée entre le public, la publicité (ou la non-publicité), et vous…