jeudi 8 mai 2025

Publier, verbe transitif


On me dit : il faut publier, vous devriez, tu devrais, il faut absolument te faire éditer. Soit. Peut-être. Sans doute. Certainement… 

Mais, outre qu'il faudrait encore trouver une maison d'édition qui accepte de perdre de l'argent en me publiant (parce que mes livres ne se vendraient pas), qu'il faut envoyer des lettres et des manuscrits par la poste, qu'il faut les imprimer, acheter du papier, que tout cela coûte de l'argent, un argent que je n'ai pas, du temps, de l'énergie et de la croyance appliquée (c'est-à-dire du désespoir à retardement), il y a aussi que je ne gagnerais très certainement pas un centime, et moi j'ai besoin d'argent pour vivre et payer mon loyer, tout simplement. Au moins, avec l'auto-édition, on touche un peu moins de la moitié du prix de vente du livre, alors qu'un auteur inconnu touche dix fois moins — et encore, s'il touche quelque chose — dans une maison d'édition. C'est tout de même un sacré argument, ça, pour moi. D'accord, on vend très peu (pour ce qui est de Luna et À Paris, j'en ai vendu 134 exemplaires depuis leur parution), faute de publicité et de "distribution", et puis, surtout, et c'est ce qui m'ennuie le plus dans l'auto-édition, il faut faire soi-même sa publicité, et ça c'est une torture, à chaque fois. Tirer les gens par la manche, en leur disant, hein, t'as vu, j'ai publié un livre, tu ne voudrais pas l'acheter, par hasard, c'est vraiment une honte terrible (et c'est ce que je viens encore de faire à l'instant). 

Et puis, est-ce vraiment important, d'être publié ? Je n'en suis pas sûr. Ce n'est pas du snobisme, ou une position aristocratique qui me ferait mépriser la publication, et préférer rester dans mon coin — encore que mépris il y a bien, je dois le reconnaître, pour ce que sont devenues, très concrètement, les maisons d'édition actuelles. La position, en soi très respectable, il va sans dire, de ceux, extrêmement rares, qui ont refusé d'être publiés, est séduisante, mais ce n'est pas tout à fait la mienne. Je suis snob mais pas à ce point. Non, refuser la publication implique paradoxalement de croire très fort à ce qu'on écrit, ce qui n'est pas mon cas. C'est autre chose, qui me retient, à part la flemme, mais je ne sais pas exactement quoi. Peut-être tout simplement le sens du ridicule ? Les quelques fois où des amis ont gentiment acheté un livre de moi (car, honte supplémentaire, on ne peut pas l'offrir, ce livre, ou si l'on peut, oui, il faut d'abord l'acheter soi-même pour pouvoir l'offrir, ce qui n'est pas dans mes moyens), j'en ai ressenti une gêne troublante ; même s'ils m'en disaient du bien, je ne pouvais m'empêcher d'avoir un peu honte : comme si je les avais contraints à un acte contre-nature. C'est curieux, car du temps que je donnais des concerts, je n'avais pas de scrupule à leur demander de venir m'écouter. J'étais peut-être simplement encore plus con qu'aujourd'hui. Ah non, je sais, c'est parce que les concerts permettent de draguer. 

Ce que j'aime, c'est écrire. Si j'étais rentier, ou seulement riche, je me ficherais éperdument de tout cela, et j'écrirais mes petits machins sur mon blog, à mon rythme, sans me soucier d'être ou non publié. Dans mon monde à moi (mais je reconnais qu'il ne fait pas le poids), ce n'est pas à moi d'aller solliciter un éditeur. Si un éditeur veut me publier, très bien, pourquoi pas — à condition qu'il me laisse complètement libre d'écrire ce que je veux et comme je veux. Mais j'imagine que cela n'existe pas, ou plus. Ils se prennent tous pour des “rewriters” et des correcteurs, ces braves gens, d'après ce qu'on me raconte. Ce sont eux qui font le succès de leurs auteurs, tout ça… (Ce qui est assez logique, d'ailleurs, puisque ce sont des vendeurs de cravates culturelles, et que dans le domaine de la vente, ils seront toujours plus compétents que n'importe quel écrivain.) Il doit falloir un cuir d'une belle solidité, pour endurer les inévitables et interminables tractations et discutailleries avec ces zozos-là, parler sérieusement de style, de syntaxe, d'efficacité, de forme, etc. J'en ai eu des échos très précis, et ça tend à rabougrir un peu le sapin de Noël qu'on a dans le slip. Il faudrait, comme le dit Boulez dans un entretien donné en 1985 sur France-Culture à Michèle Reverdy, compositrice, que les choses aillent dans le sens inverse : « C'est aux institutions d'aller vers les créateurs [aux vendeurs d'aller vers les producteurs], et non l'inverse, sinon c'est de la mendicité ». Je ne suis pas aussi radical que Boulez, et je n'ai rien contre le fait d'être un mendiant, mais je constate que les éditeurs n'ont aucune véritable curiosité (c'est le mot juste), qu'ils attendent de recevoir des manuscrits, toujours les mêmes, si possible recommandés par d'autres écrivains installés, et qu'ils choisissent, dans 95% des cas, les livres dont ils savent qu'ils vont se vendre ; ce qui n'est pas condamnable en soi, mais un éditeur digne de ce nom devrait aussi se faire une gloire — ou au minimum un devoir — de publier ceux qui n'ont aucune chance de se vendre et en lesquels il reconnaît quelque talent ou quelque singularité réelle. 

Ma position sur ce sujet n'est ni assurée ni définitive. J'observe les édités et je ne suis pas sûr de les envier beaucoup. Le « tout ça pour ça », arrive très vite dans mes songeries à ce sujet. Sans doute la chance joue-t-elle un rôle déterminant dans l'affaire, la Chance avec un grand C. Sans doute que mon âge pèse aussi dans la balance. On n'a pas tous l'âme d'un Marcel Lévy, qui publie son premier livre à 93 ans ; petit livre merveilleux, d'ailleurs, intitulé sobrement : La Vie et moi. En voilà un, de véritable écrivain, dont deux lettres (de son nom) seulement le séparaient du succès et de la richesse, et deux ans de la tombe, quand un éditeur se décida à publier ce précis drôle et profond à l'usage des résignés ou des aigris. Je ne sais pas si vous avez remarqué qu'il n'y a pas grand-chose entre « écrit » et « aigri », du point de vue de la sonorité, mais je m'égare, comme d'habitude. Le Marcel Lévy, ça ne lui a pas porté chance, d'être édité, même si, à quatre-vingt-treize ans, on peut estimer qu'on a enfin atteint la grande adolescence, qui incline plus au fauteuil roulant et aux couches qu'aux romans intrépides et aux invitations chez Lapérouse par Beigbeder. Mais pourquoi ne pas commencer une carrière d'écrivain à quatre-vingt-treize ans, au fait ? Je trouverais ça plutôt bien, moi, qu'il faille attendre au moins cinquante-cinq ans pour publier son premier livre. Vous imaginez le nombre de daubes qui nous seraient épargnées ? Les suceurs de pouce graphomanes se recycleraient dans la plomberie ou la pâtisserie sans gluten, ou le sexe écologique, ou le rituel du repas de singes chez Hanouna, et le paysage éditorial serait bien plus sûr : on y croiserait beaucoup moins de… Non, je ne donnerai pas de noms, ce n'est pas la peine d'insister. J'aime tout le monde et toutes les littératures.

« Le timide est par définition l'homme qui n'arrive à rien », écrit Marcel Lévy. Quand on est cet homme-là, comme je le suis, on sait, tout au fond de soi, que la route est barrée, malgré les quelques rodomontades et accès de jactances que cette maladie nous fait jeter parfois à la face du monde, pour nous croire un instant opportuns, quitte à paraître très cons et complètement déplacés. Parler à contre-temps, et souvent à contre-sens, voilà l'occupation préférée des timides. On se tait alors qu'il faudrait s'exprimer, et on hurle quand il vaudrait mieux se taire. Toujours chez Marcel Lévy, ceci : « Il faut le répéter encore une fois, bien que cette vérité de La Palisse soit connue depuis beau temps : on n'est pas malheureux par suite de quelque malchance extraordinaire, parce qu'on n'a pas, comme tout le monde, trouvé la femme idéale, ou pour avoir reçu sur la tête une tuile malencontreuse. Non, on est malheureux parce qu'on s'est fabriqué un caractère qui attire le malheur comme l'aimant attire l'acier. C'est lui qui vous rend malheureux, vous et votre entourage, et c'est lui aussi qui éveille en vous le besoin de vous donner raison, notamment quand vous avez tort. Car il n'est pas dans la nature humaine de chercher en soi-même l'origine de ses maux, tant qu'elle a la moindre chance de la trouver ailleurs. » Cet homme est mon frère, à n'en pas douter. Sortir du ratage, comment vous dire, ce serait un peu comme mettre de la crème chantilly sur du boudin noir : la chose serait tellement inadaptée à ce qu'on est que le nouvel état nous ferait immédiatement regretter l'ancien, même avec tous les avantages du nouveau confort. On a de ce dernier l'idée que l'inconnu, même brillant de tous ses feux, est forcément hérissé de poils urticants. 

L'art de l'échec est un art exigeant, contrairement à ce qu'imaginent ceux qui méprisent notre pusillanimité et pensent que nous sommes inactifs parce qu'ils nous voient plongés dans une immobilité qu'ils jugent suspecte, tournés vers le souvenir et le ressassement. Ce n'est pas pour rien que je me sens extrêmement proche de ce qu'écrit Ernest Hello : « Les innovations sont stériles : le souvenir seul est fécond. Il n’y a rien de nouveau, mais il y a des choses jeunes : elles sont la pâture du génie, qui aime les aliments éternels. Que Dieu nous donne donc des hommes de génie, afin que nous n’entendions rien de nouveau ! Alors nous entendrons des choses simples, que nous croirons entendre pour la première fois, car le génie fait sentir la jeunesse des choses éternelles, à l’instant où les hommes médiocres croient que l’éternité va mourir de vieillesse. » S'il n'y a rien de nouveau, pourquoi se projeter dans l'avenir ; pourquoi se projeter tout court ? Avoir des projets m'a toujours paru le comble de la bêtise montée comme une mayonnaise. Je me rappelle trop bien le nouveau directeur que nous avions, au conservatoire, au début des années 2000, qui n'avait que ce mot à la bouche — c'est en grande partie ce qui m'a fait fuir. « On va bosser sur un projet commun qui va fédérer… » est une phrase qui me fait littéralement vomir une bile noire. Le nouveau, le neuf, l'innovant (sic), le futur sont déjà morts au moment où ils sont produits et promus. Quant à la fédération (des énergies), laissons cela aux clubs de boule lyonnaise.

Le besoin de se donner raison quand on a tort ne peut s'envisager qu'en se donnant tort quand on a raison. C'est un équilibre instable qui maintient en vie l'adepte de cette règle dans une tension qui peut se révéler fatigante et semble insensée à ceux qui le croisent. Toute créature est négation par nature, il le sait, il le sent. Nos limites sont tellement évidentes que pour se supporter il faut en passer par le détour et le dédoublement, la contradiction et l'inconscience, mais j'ai toujours l'impression que ces choses sont hors de portée, sauf lors d'embardées hasardeuses impossibles à contrôler et encore plus à prévoir.

Le livre de Marcel Lévy tourne autour de deux axes : les femmes et l'argent. On en revient toujours au nerf de la guerre : se sentir concerné. Y croire. Vouloir. Se projeter. Prétendre. Comment faire ? Ce qui nous ramène bien entendu aux femmes et à l'argent. Si ces deux éléments sont acquis, ou donnés, alors une certaine forme de liberté est possible, d'après ce que j'ai entendu dire. Sans cela, le Projet va par des chemins cabossés et ne montre que sa face grotesque et dérisoire. Autant rester à la maison et lui pisser dessus. La gesticulation ordinaire qui ne tend qu'à l'acquisition et à la monstration est peu différente d'une pathologie répétitive et simiesque qui rappelle les mouvements de bras de l'ivrogne à la sortie du bistrot vers trois heures du matin.

Mais je m'aperçois que je mens. Je dis que je n'ai jamais rien envoyé à un quelconque éditeur, ça c'est vrai, mais j'ai tout de même, un jour de folie, envoyé deux livres à Finkielkraut ! Dans quel espoir exactement, mystère. Je n'ai pas réfléchi. Pas de réponse. Même pas un accusé de réception, rien. Bon. Ça t'apprendra à vouloir faire le malin et singer les autres. Bonne leçon. Avais-je plus soif que d'habitude, ce jour-là ? Sortais-je d'un demi-coma insomniaque ? Même pas. On se lève, un beau matin, et on a une idée qu'on trouve excellente. Le diable, derrière le rideau, se marre. Attends voir la fin de la journée, toi, tu m'en diras des nouvelles, de tes bonnes idées. Pourquoi lui, pourquoi Finkielkraut, au fait ? Peut-être les histoires de chien, c'est possible… J'ai sauté dans le grand bain, gros lourdaud, et je n'ai éclaboussé personne, aucune des filles qui se trouvaient là n'a vu quoi que ce soit, elles regardaient ailleurs. T'as l'air malin, à te noyer pour des prunes. Tout n'est pas perdu, vous voyez, la momie a encore des sursauts involontaires…

Publier et publicité sont des mots-frères. Quand vous apercevez l'un, l'autre n'est pas loin. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ose vraiment les dévisager, sous leurs déguisements de cirque. Pensons à ce qu'écrivait Anatole France, en 1922 : « Publier un livre original, c'est courir un terrible péril. Crois-moi, mon ami : cache ton esprit. N'écris pas. Si tu publies un livre trop faible pour être remarqué et te tirer de l'obscurité, ce qui est le plus probable, car le talent est très rare, rends grâce aux dieux : tu évites ton malheur, tu risques tout au plus de te rendre ridicule dans l'intimité. » Ne jamais oublier que le verbe publier est transitif. Publier, c'est bien gentil, mais ensuite, la chose publiée reste, coincée entre le public, la publicité (ou la non-publicité), et vous…

Aucun commentaire: