dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, cet molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire