lundi 17 mars 2025

Warum ?


Ma mère aurait eu 111 ans aujourd'hui. Cantate 136, « Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz » (sonde-moi, mon Dieu, et connais mon cœur), du 8e dimanche après la Trinité, composée par Bach en 1723, à Leipzig. J'ai décidé il y a longtemps d'avoir systématiquement des marges de 4 cm à gauche, dans ce logiciel de traitement de texte (police de caractères Didot, corps 12, interligne 1½, 0,50 cm entre les paragraphes) parce que je voulais de la place pour corriger mes textes une fois imprimés. Or je ne les imprime plus jamais, faute d'encre, de papier, d'une connexion fiable entre l'ordinateur et l'imprimante, et peut-être aussi en raison de ma flemme. 

11, 111, 101, 110, 011, tous ces nombres qui semblent montrer un faciès binaire, ne le sont que très peu. Pourquoi le nombre 11 s'est-il imposé peu à peu dans ma vie à la manière d'un code à demi caché qui touche à tous les aspects de mon existence, et que je frotte de temps à autre comme une lampe magique, je l'ignore. Il faudrait un jour que je me penche sérieusement sur la question. Le 11, c'est aussi bien sûr le 10 + 1 (10 janvier), le 7 + 4 (la Haute-Savoie) et son renversement, le 4 + 7 (le Lot-et-Garonne) , le 3 + 8, etc., mais surtout, et c'est la forme qui me fascine le plus, le « 101 », non-rétrogradable, comme dirait Messaien, ou palindromique en diable, avec cette sorte de Trinité dont le centre (et l'Être ?) est un zéro, une absence, une privation, un affaissement. Tout ce qui ne peut pas se rapporter à des nombres n'existe pas vraiment, c'est le sentiment profond que j'ai depuis toujours, et qui sans doute vient de la musique elle-même. En tout cas, la Trinité, comme déploiement réel du couple, du double, de la dualité, et même du vivant singulier, m'a toujours semblé une évidence. Nous sommes les brins d'une guirlande éternelle en forme de triangle. 

Il y a de la Tortue et de l'Achille en chacun de nous, autant dire de l'impossibilité de mouvement. Parfois, c'est Achille qui s'exprime, le plus souvent la Tortue, en moi. Mais à chaque fois qu'il y a dialogue, en soi-même, une troisième voix s'invite subrepticement, qui met les deux autres d'accord (momentanément), ou les fait taire (momentanément). Un couple n'est jamais vraiment un couple, ou pas seulement. La première apparition du terme « sonate » (la sonate, formellement, a désigné ensuite une forme dans laquelle deux thèmes s'affrontent et donnent lieu à une troisième partie, un développement) sont historiquement les « sonates en trio », à l'époque baroque. À ce moment-là, le mot « sonate » voulait simplement dire « qui sonne », qui se joue sur un instrument à vent ou à cordes, par opposition aux « cantates », qui sont chantées. Mais on voit que déjà il y avait besoin d'une troisième voix pour donner au discours musical une épaisseur et un volume (et une complexité harmonique) que le « bicinium » ne pouvait pas lui offrir, une assise harmonique qui allait peu à peu émanciper la musique du contrepoint (pour le meilleur et pour le pire). 

Le nombre 11 a ceci de fascinant qu'en juxtaposant simplement deux unités simples (le chiffre 1), simples parmi les simples, deux corps réduits à leur squelette, deux signes érigés, deux statues, nues, il produit un nombre déjà très complexe, un nombre premier, instable dès qu'on veut le combiner, le réduire, le diviser : un nombre difficile. Typographiquement, le nombre 11 se confond souvent avec le pronom « il », troisième personne du singulier, quand il est écrit en capitales d'imprimerie : « II ». (Va distinguer le « l » du « I », ici…) De même, dans « ICI », qui pourrait se lire : 1(c)1, où « c » pourrait figurer le « 0 », le rien, le nul, le vide, entre les deux colonnes, les deux émergences sensibles (et peut-être contradictoires) de l'être (ou de l'Être) qui se tient là. Être serait donc donner des limites, des bornes au vide, à ce qui en nous n'est pas là, n'existe pas dans la présence, ou existe ailleurs qu'en celle-là. « Il » est là, en nous, comme une énigme souveraine qui parfois nous sépare de notre moi. Qui est le « il », qui est le « je » ?

Connais-moi, mon Dieu ! dit la Cantate 136, car l'on sait qu'il est impossible de se connaître soi-même, et que nous avons besoin d'un tiers, pour cela. La vie nocturne et silencieuse, celle qui comprend le sommeil, représente approximativement le tiers de la vie totale, et la vie diurne les deux tiers. Le plus grand désir de l'homme est d'être connu entièrement, de manière absolue, juste ; mais par qui ? Par pas un semblable, c'est certain, car nous savons d'instinct que la connaissance totale de nous-mêmes par un autre serait un anéantissement et une condamnation. Seul un Dieu omniscient et équitable peut comprendre ce qui est incompréhensible à l'autre, seul le Créateur peut comprendre sa créature, car il la contient de toute éternité. Le résidu secret (ce tiers indéchiffrable) que nous portons en nous-mêmes, ce « 0 », est indivulgable à notre prochain, qui ne le comprendrait pas plus que nous. Sans cette part indicible et muette de nous-mêmes, qui a d'autres causes que nous-mêmes, et sans doute d'autres avenirs, nous ne serions pas des individus, mais des machines divisées soumises à tous les vents du siècle et à ceux qui nous font face, qui maladroitement dressent eux aussi leur nuit devant nous. Il faut en prendre son parti, nous ne sommes complets et cohérents qu'en admettant et en comprenant que se trouve au cœur de notre être un vide qui nous sera toujours inintelligible. La vie moderne cherche par tous les moyens à réduire cette part en la rendant objective et déchiffrable, visible, stable, connue de tous, avouée ; elle veut nous juger entièrement, elle se prend pour Dieu, elle éclaire la nuit, elle comble les vides et les silences. On peut aussi appeler cette part Liberté, ou Secret. Pour se dresser, dans la vie, dans le vivant, il faut en passer par le rien qui nous consume ; pour dire vraiment oui, il faut accepter le non. 

Maintenant que j'ai bien ennuyé avec mes histoires absconses de chiffres et d'absence, et que les rares lecteurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont fichu le camp en jurant qu'on ne les y reprendrait plus, je peux commencer à raconter que le soleil pénètre enfin dans mon salon, lui qui avait choisi de se cacher depuis des jours et presque des semaines, comme s'il voulait me faire admettre qu'il n'y avait rien à attendre de bon des quelques moments qui restent. Est-ce que deux messages supprimés valent mieux que pas de messages du tout ? Est-ce qu'une phrase barrée signifie autant qu'une phrase abandonnée, laissée à la bonne volonté du lecteur, à son hypothétique bienveillance, ou seulement indulgence ? Est-ce que le silence parle ? 

L'autre nuit, un mot allemand m'obsédait et me tenait éveillé : « Warum ». La sonorité de ce mot me paraît tellement extraordinaire… Comment les Allemands en sont-ils venus à formuler cette demande d'explications avec cette construction sonore qui démarre en trombe et tourne sur elle-même avant de lâcher au-dessus du vide une résonance impressionnante, c'est un grand mystère. Mais c'est beau ! Je pense bien sûr au « Warum ? » de Schumann, la troisième pièce des Fantasiestücke op. 12. Rubinstein, Brendel, Argerich, Marc-André Hamelin, Perahia, Richter, Éric Le Sage, 18 minutes de Warum répétés, enchaînés… J'occupe le temps avec le son, ou je remplis le son de temps, je l'enfle et le dilate de pourquoi. Ré-Do-Ré-Mi–La-Fa répété huit fois (avec la reprise), et le motif répété 24 fois si l'on compte ses variations. C'est beaucoup de questions à Florestan, de la part d'Eusébius. Le soleil a déjà abandonné la partie. Parle donc, Robert ! Avoue ! Confesse-toi ! Tu n'étais pas un saint homme, ne nous prends pas pour des naïfs. D'ailleurs il paraît que tu ne faisais pas la vaisselle, à la maison ! 

À chaque fois que je dépose (en clair) sur Facebook un des textes publiés sur ce blog, car j'ai observé que presque personne ne clique jamais sur le lien qui y mène (je ne sais vraiment pas pourquoi), je suis obligé de laisser tomber tous les enrichissements typographiques (italiques essentiellement, lettres barrées, etc.) et dans un premier temps, j'en souffre, je suis inquiet. Mais, plus tard, je me dis que cette frugalité et ce carême forcés sont plutôt une bonne chose. Les enrichissements typographiques ne sont-ils pas une paresse, un procédé pratique, certes, mais une manière de se simplifier la vie, quand on écrit, de montrer du doigt des choses qui devraient peut-être se signaler par elles-mêmes ? Il va de soi que je ne m'en passerais pas de moi-même, si l'on ne me forçait pas le clavier, mais il ne me déplaît pas vraiment d'en être privé a postériori par une des limites de la technique. Pour rapprocher cela de l'interprétation musicale, je me demande toujours si ce qu'on nomme une bonne interprétation, n'est pas intrinsèquement une manière de trop nous expliquer ce que l'on doit entendre et comprendre dans une œuvre musicale, de nous montrer où sont les phrases, ce qu'elles signifient, quel sentiment leur associer, etc. Mais j'ai bien conscience, écrivant cela, que je me place en dehors de toute réalité sensible, car l'interprétation idéale serait — dans cette utopie-là — celle produite par une machine parfaitement insensible et objective qui estimerait que l'œuvre délivre son message sans qu'un interprète soit nécessaire, que tout est écrit, que tout est noté. Or ce n'est pas le cas, on le sait.

Moi qui ai fait de la musique avec des machines, je sais bien dans quelle impasse on se trouve lorsqu'on leur fait confiance, et qu'il n'est d'autres solutions que de les pervertir, de les mettre cul par dessus tête, si l'on y parvient, mais je dois confesser un véritable plaisir à les avoir fréquentées et à m'être parfois perdu au sein de leur bêtise constitutive. Après tout, c'est une limite comme une autre : Ce peut être un jeu du chat et de la souris, du lièvre et de la tortue, dans lequel on se mord la queue avec plaisir. 

On a peur de se priver de béquilles, de signaux, de couleurs, de soulignements, d'enluminures et de loupes, de gras, d'effets. On redoute la mécompréhension, cette malédiction éternelle, mais quoi qu'on fasse, il faudra la traverser, on le sait bien. Même avec la meilleure volonté du monde, de la part du lecteur et de l'auteur, même avec d'infinies précautions et d'index pointés, et de lampes dirigées sur l'encre noire, de lumière appliquée sur certains mots et d'ombre sur d'autres, de perspectives données de l'extérieur, de couleurs ajoutées, avant et après, nos phrases seront mal comprises, ou à demi comprises, ou incomprises. C'est la poésie, bien sûr, qui nous révèle avec éclat l'écart entre le signe et le sens (Lacan disait je crois que savoir lire c'était porter attention au signifiant plus qu'au signifié), et cet écart irréductible est la chose la plus précieuse du monde. Il y a une feinte, dans le langage : il feint de se donner pour mieux décevoir. Il signifie, il produit du sens pour dire autre chose que ce qu'il énonce, les mots écorchés et écorcheurs sont porteurs de plus qu'eux-mêmes, et parfois moins, ils viennent à nous avec une langue bifide qui nous séduit et nous horrifie tout à la fois, sans qu'on puisse jamais séparer complètement ces sens contradictoires et instables et sans qu'on puisse réparer définitivement la plaie qu'ils ouvrent en nous. On fait semblant de les prendre au sérieux même lorsqu'on sait que sera trompé ce qui en nous veut croire que l'autre parle vraiment. Si vous voulez terrifier votre interlocuteur, demandez-lui seulement : « Dis-moi quelque chose. » 

La vie individuelle est une précieuse récréation entre deux néants. On pense toujours au néant qui va succéder à notre vie, mais on pense plus rarement au néant qui l'a précédée. Plutôt 010, donc, que 101. On sait bien qu'en réalité de néant il n'y pas, que ce qu'on prend pour lui n'est qu'un niveau autre de vie, qu'on est incapable d'appréhender avec l'intelligence dont nous disposons. Il faudrait avoir la mémoire du néant primordial, cette origine des origines, pour être à même de comprendre que le néant terminal ne termine rien. Passer le temps (vivre) n'est qu'un pont, une brève transition entre deux couches de vie délivrée du temps. Il faudrait ici un autre terme que « vie », mais il est impossible à prononcer, ce mot, puisque les vocables que nous avons forgés l'ont été depuis cette transition et cet état qui est le seul dont nous avons la mémoire. Qui est le maître, qui est le valet ? Le temps, ou sa négation ? Impossible à dire. Il est toujours question d'interprétation, en tout cas. La communication n'est jamais pleine et entière, ni simple. Il y a toujours des résidus, de la poussière, des couacs, des blancs, des interruptions, des ratures recouvertes, que ce soit dans l'intime, à la faculté, à l'épicerie ou à l'église. Savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir dire, savoir écouter, et même savoir se taire à bon escient, n'est pas donné à tout le monde, ni une fois pour toutes. C'est en cours. En travail. L'esprit et la lettre s'échangent des coups bas et sont même capables de se travestir, de se faire passer l'un pour l'autre, ajoutant et retirant sans cesse de nouveaux masques au sens, à l'infini et à ses figures. Il y a des jours où l'on se dit que la musique est plus sûre et plus simple que la langue. On peut penser que la musique devrait se lire plutôt que de s'écouter, ce serait l'idéal, mais un idéal bien triste, bien morne, et bien peu érotique, sans doute. Il vaut mieux accepter les malentendus et les maladresses des interprètes comme s'ils étaient des chances, même si certains jours ça nous irrite fort. 

La maladresse est chose liée à l'âge et aux matières. Les enfants sont maladroits, apprennent peu à peu, à force d'imitation et d'empilements complexes d'automatismes, l'adresse et la virtuosité (des gestes et des paroles), puis, le grand âge venu, nous redevenons maladroits. Toute ma vie n'est que l'histoire de ma maladresse (ses apothéoses et ses camouflages), qui a connu une trop brève interruption, dans quelques âges intermédiaires. « Maladroit » était l'insulte suprême de mon père. Ce n'était en rien une circonstance atténuante, bien au contraire : c'était le fond du problème, duquel découlaient tous les autres (il y a là une forme de morale que je suis triste de ne plus rencontrer). Je me désole, de plus en plus, de voir chez moi un retour en force de cette maladresse, celle des gestes, au premier degré, mais aussi celle des paroles et des sentiments. C'est une des pires formes d'humiliation que je connaisse. Mais les maladresses de mon temps ont également des causes matérielles. Quand nous étions environnés de matières nobles et fragiles (bois, verre, cristal, marbre, tissus précieux, etc.) nous étions bien obligés d'en considérer le prix et la vulnérabilité. Le plastique et les matières synthétiques ont changé tout cela. Qu'importe aujourd'hui de laisser tomber un de ces objets fabriqués à des millions d'exemplaires et qui ne coûtent presque rien aux fabricants (on parlait autrefois de « manufactures », et ce mot disait la main de l'ouvrier, l'ouvrier qui possédait un savoir — les manufactures ont été remplacées par les usines). On le remplace sans même y penser. Je me souviens de cette antique hantise de la tache (c'était un péché, de salir un vêtement), chez ma mère. Est-ce que la pêche tache, est-ce que le melon tache, est-ce que tel liquide va laisser une tache sur un vêtement qu'on devra garder longtemps, parfois se passer de frère en frère ou de cousin en cousin comme il m'est arrivé ? Les matières nobles étaient exigeantes et rares, on en prenait donc soin. Je me rappelle encore ce moment où j'ai entendu parler pour la première fois du « travail à la chaîne », et du temps qu'il m'a fallu pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ce que cela impliquait. Vite fabriqué, vite jeté, vite remplacé. « Ça coûte pas cher. » J'ai connu les débuts de « la fringue », cette pulsion folle d'accumuler de très nombreux vêtements, au détriment de la qualité. J'ai toujours eu le goût des choses qu'on garde longtemps, qui traversent le temps et les époques, qui ont le temps de se démoder, de ces objets qui nous accompagnent dans la vie, et je me souviens encore de cette paire de chaussures qu'avait portées mon père et que j'ai portées à mon tour, à sa mort, de nombreuses années, au grand étonnement de ma mère. Le Choix… Cette divinité des années 70, qui a fait florès depuis (et qui avait pour cousin germain le Pratique). Mais comme toujours, la chose s'est retournée contre elle-même. Le nombre est un tyran. Le choix a aboli le choix, la multitude a décimé le divers, l'accumulation a éradiqué le plaisir de la possession, en a durablement épuisé la sève. Quand les étrangers étaient rares, en France, nous les chérissions naturellement. Maintenant qu'être français n'a plus de sens et que notre être s'est dissout dans le pluriel furieux et dominateur, nous constatons que nous avons nous-mêmes scié la branche du plaisir sur laquelle nous étions assis. Il y a des seuils au-delà desquels les essences et les substances se muent en autre chose, et c'est en général irréversible ; il y a des limites qu'on ne franchit pas impunément, c'est la dose qui fait le poison, disait Paracelse ; quelques dissonances renforcent le sentiment de la tonalité alors qu'un grand nombre de dissonances la révoque. Une liberté prise avec une règle la renforce, et donne à cette liberté un prix extraordinaire, mais toutes les libertés accumulées s'annulent les unes les autres, et anéantissent l'idée même de liberté et le plaisir qui lui est associé. 

« Interpréter et s’imaginer comprendre n’est pas du tout la même chose, c’est même exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique . »

Il y a des jours où l'on a envie de cesser de devoir tout interpréter en permanence, où l'on rêve d'une communication simple et univoque, qui serait au ras du sens, de la lettre, tout près des phrases et de ce que l'autre pense. Mais dès qu'on se laisse aller à cette croyance, ou à ce désir, l'autre se rappelle à nous en nous démontrant, parfois de manière cocasse, ou caricaturale, qu'il ne sait pas ce qu'il pense, qu'il n'a fait que reformuler ce qu'il a entendu exprimer par d'autres que lui, que mettre en forme une rumeur neutre et lancinante. C'est de la persécution, ma parole ! Énigme, ou foutage de gueule ? Bêtise ou instabilité essentielle du langage humain ? On n'en sort pas. Dire qu'il y en a qui se demandent pourquoi il y a des guerres… Warum ? 

Il faut donc refuser de le comprendre, si nous voulons nous approcher de l'autre. Mais le veut-il, lui ? Bien sûr que non : il veut seulement être compris, c'est-à-dire qu'il refuse absolument qu'on l'écoute. 

Il y a quelques jours, une lectrice m'a dit que mes textes lui faisaient du bien. C'est très gentil, et je l'en remercie, mais j'ai du mal à comprendre comment c'est possible. Je ne vois qu'une explication, qui est que je n'écris pas ce que je crois écrire, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Il est bien possible en effet que je sois la dupe de mes propres phrases, que ça parle à côté de moi, dans mon dos, dans la pièce d'à côté, sans que j'en sois averti. J'essaie pourtant de me relire depuis l'autre côté, souvent, presque toujours, mais malgré ce que je crois, il est probable que je n'y réussisse pas. Tant pis ? Tant mieux ? J'attends Le Lecteur qui sait, qui saura, qui saurait traduire ma pauvre langue déboussolée, qui ferait de ce faisceau informe et désespéré, qui fuit de toute part, un ensemble moins incohérent et plus raisonné. On peut toujours rêver…

Dans Cléo de 5 à 7, d'Agnès Varda, un Paris comme je l'aime, au début des années 60, et au beau milieu du film, un minuscule film dans le film, un film muet avec Godard en jeune fiancé fringuant, presque méconnaissable, Anna Karina, Eddie Constantine, Samy Frey, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme : les Fiancés du pont Mac Donald. La très blonde Corinne Marchand est adorable, en jeune starlette capricieuse et superstitieuse qui croit savoir qu'elle a un cancer. Même un Michel Legrand n'y est pas antipathique, c'est dire la force de séduction de ce film. Dorothée Blanck, qui interprète dans le film une amie de Cléo qui pose nue pour des sculpteurs, tenait un blog, jusqu'en décembre 2015 : Journal d'une dériveuse. Elle est morte aujourd'hui, mais son blog est toujours là, offert aux rares lecteurs de passage. Qui la connaît ? Je me dis que dans quelques années, mon blog sera lui aussi toujours là, quand je n'y serai plus. Quelle date pour le dernier billet, le onze novembre 2027, à onze heures onze ? Les lecteurs de passage qui ne sauront pas qui je suis pourront sonder mon cœur et ma prose en toute tranquillité, m'insulter, se moquer de moi, faire des « copiés-collés » de morceaux de mon blog particulièrement idiots, ridicules, sinistres, ou lamentables, et les envoyer à leurs amis pour se payer une tranche de rire au frais du néant. J'aurai peut-être 111 ans, au moment de ces éclats de rire, et je dériverai lentement en atomes déconstruits au sein de galaxies sombres aux noms patibulaires dont parlera un François Bayrou 3.0 halluciné qui bégayera d'aise au milieu d'une cour de journalistes, poussant ses mots hors de sa bouche comme des bulles de savon pas très catholiques.