mardi 7 décembre 2021

La dernière solitude

J'ai peur des fous, j'ai peur des folles. J'ai peur du froid. J'ai peur de ne pas devenir fou assez vite. J'ai peur de ne pas être entendu. J'ai peur d'être compris. J'ai peur d'être aimé pour de mauvaises raisons. J'ai peur des enfants. J'ai peur du vide. J'ai peur de ne pas haïr assez fort. J'ai peur d'étouffer. J'ai peur de l'eau très profonde. J'ai peur de la violence. J'ai peur des coups de pieds dans les tibias. J'ai peur de mes mensonges. J'ai peur des accidents de voiture. J'ai peur de ma bêtise. J'ai peur des fausses notes. J'ai peur de l'oubli. J'ai peur de la dernière solitude. J'ai peur d'avoir été impardonnable. J'ai peur des mots trop précis, qui semblent se justifier par l'ajout de sens qu'ils font au langage. J'ai peur de trop parler, mais aussi de ne pas assez parler. J'ai peur de ne pas trouver mes mots, ou que les mots ne me trouvent plus. J'ai peur que mes phrases soient maladroites, ou trop adroites. J'ai peur de ne pas appartenir à celle que j'aime. J'ai peur d'être lourd. J'ai peur de me tromper. J'ai peur d'être trompé. J'ai peur que mes vœux se réalisent. 

La peur et les peurs accumulées au cours d'une vie, que deviennent-elles, quand nous arrivons au seuil de la mort ? La peur de la mort les fait-elle disparaitre ou au contraire les fait-elle revenir nous frapper à une puissance décuplée ? Ces peurs sont-elles une seule et même peur, la Peur ? 

Il y a quelques années, un de mes amis est mort soudainement d'un cancer foudroyant (comme on dit). Après son décès, quelqu'un m'a appris qu'il s'était conduit avec moi comme une crapule. Je ne sais pas si je préfère le savoir ou si j'aurais préféré l'ignorer. Le rapport qu'on entretient avec les morts est délicat. Apprendre après son décès qu'on a été trompé par un défunt rend la cohabitation avec celui-ci très difficile. Nous ne pouvons pas le haïr, ni lui faire de reproches, il est à l'abri de toute semonce, et c'est précisément cet abri qui rend la paix impossible. 

La relation que nous avons avec les morts est proche de celle que nous entretenons avec les mots. Nous les respectons et nous en avons peur. Nous les aimons et ils nous font horreur. Ils se tiennent à égale distance du sens et du style et ne révèlent rien de leur secret : ils nous laissent faire tout le travail, tout le chemin. Plus nous creusons en eux et plus ils nous démontrent qu'ils sont ailleurs, que jamais nous n'entamerons leur cœur de pierre. Et pourtant, ils sont si fragiles… Nous procédons d'eux, et ils font notre procès, jusqu'à la Peur ultime, jusqu'à nous abandonner à la dernière solitude. 

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Je croyais mettre un point final à ce texte quand je me suis aperçu de ce que j'avais écrit. Nous écrivons toujours pour de mauvaises raisons, ou plutôt, les bonnes raisons que nous avons d'écrire ne se révèlent qu'a posteriori. Mais les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires, quand on y réfléchit bien. Toujours est-il que je me suis aperçu après avoir terminé la rédaction de ce texte qu'il parlait d'autre chose que de ce qui m'avait conduit à en entamer l'écriture. Rien de très original, me direz-vous, pour quelqu'un qui, comme moi, ne sait presque jamais de quoi il va parler, et est incapable d'organiser un discours de manière logique et idéelle. Tout de même, je n'avais pas prévu d'écrire que les amoureuses qui ont cessé d'aimer sont des demi-mortes. Mortes, on aimerait qu'elles le fussent ! Mais non, elles restent en vie pour continuer à nous torturer depuis leurs petites existences trop ordinaires. (Non, il ne s'agit pas d'une digression. Ou bien c'est la digression de ma vie, celle en laquelle j'ai élu domicile pour en faire mon tombeau.) Toutes elles nous trahissent, toutes elles nous ont trompés. Et c'est seulement parce qu'il y a un après que nous le savons. C'est la trahison, dont j'ai le plus peur — la mienne comme celle des autres. Au moment de la mort, les mots livreront leur secret, et nous saurons tout. 

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Il faut abandonner les textes que nous écrivons juste avant qu'ils ne se mettent à réellement signifier quelque chose. J'ai peur que mes vœux se réalisent et j'ai peur que mes textes signifient quelque chose. Ils nous trahissent toujours, ces salauds.