J'avais entendu parler de ce roman par son auteur, il y a deux ans ; il m'en avait lu quelques passages que j'avais trouvés beaux. Je crois même qu'il était en train d'en écrire la fin, quand il se trouvait ici, chez moi, à la fin de l'été. Je ne connaissais pas le titre, et je ne comprenais pas très bien de quoi il s'agissait.
Je l'ai lu, ce roman, je viens de le lire, et je ne peux pas ne pas en parler. L'émotion qui m'a étreint en le terminant est l'une de ces émotions qu'on veut garder avec soi, en soi, le plus longtemps possible, car elles ajoutent une dimension à notre vie.
On est toujours blasé quand on commence un roman ; on en a lus tellement. Des phrases, une histoire qui se met en place, petit à petit, un style qu'on devine, et qui très vite épaissit, un style qui, au début, toujours, nous gêne, car un style c'est un homme dont on se prend l'être en pleine figure, et il faut s'y habituer, il faut accepter d'y aller, de se mettre sous sa coupe, de plier notre respiration à la sienne, de vivre à son allure.
Je ne vais pas vous dire de quoi il est question, dans ce roman, car je ne suis même pas certain de le savoir. Au fur et à mesure que j'avançais avec Jean (oui, le héros porte le nom de l'auteur, même si ce n'est pas lui), je tombais en moi-même comme asphyxié.
Quatremaille a écrit ce récit pour donner forme à cette vie parallèle qui est en lui, dont on sent bien qu'elle le tiraille et l'entraîne sur les bords de l'existence. Son héros n'est pas lui du tout, c'est un fait, très simple à constater, mais il est pourtant à l'intérieur de lui, bien réel. Il n'a pas eu besoin de l'inventer. Il n'invente rien, Quatremaille, il n'est pas aussi bête que ça. Jean était en lui depuis longtemps, il n'a fait que lui donner la parole, à celui qui tambourinait furieusement. Il a bien fait
« Puis la porte se mit à boucaner sévère ; comme si on s’était soudainement mis à la cogner, à la cogner furieusement. Ça tambourinait à une cadence dingue ; c’était pas imaginable de s’acharner comme ça. D’un seul coup. Sans avertissement, sans la cheminade habituelle des petits bruits qu’on associe même inconsciemment à l’arrivée de quelqu’un. On entend d’habitude la porte de l’ascenseur se mettre en branle curant sa propre rouille, les bruits de pas traînant dans le couloir. Minimum. On entend même parfois la porte extérieure, celle du hall grincer et claquer en se refermant. Mais rien là ; rien cette fois. Et une seconde avant c’était encore le silence. »
Dans Quatremaille, j'entends des portes grincer et claquer, mais pas à la manière d'un Godard, non, elles grincent et claquent sans bruit, ici, et je vois des femmes qui passent et qui font mal, qui emportent l'âme de ceux qui les regardent, ces « haquenées mécontentes » qui forcément s'appellent toutes Pauline, avec leurs naseaux sublimes et leurs pitoyables téléphones-intelligents. Et une seconde avant Pauline c’était encore le silence…
Jean et Pauline sont « écrasés par la grande fatigue », la fatigue de vivre quand le destin ne lâche jamais le mors, quand on est sans cesse sous la pression de la grande roue qui nous brisera quoi qu'il arrive, si malin qu'on soit, si généreux ou si peureux, peu importe. Il y a deux mots qu'on serait tenté d'écrire, bien sûr, car ils paraissent soulever un pan de l'intrigue, c'est "destin" et "trahison", deux mots qui pèsent sur Jean et sur Pauline, qui les font se croiser, se voir, se renifler, se désirer et s'éviter. Deux mots et un troisième, "pardon", qui n'est rien qu'un mot griffonné à l'aube sur un ticket de distributeur de billets. Deux mots lourds et un mot léger, insignifiant. « Elle s’est remise à regarder devant elle. "Pardon" : deux syllabes pour un micro-quart de souffle qu’elle avait posées, coiffant un long silence. Je n’ai rien dit. » Çe ne parle pas beaucoup, dans ce monde, dans ce roman coiffant un long silence. Il y a des coups, des silences, des regards en coin, un alourdissement général. « Une mauvaise lumière flotte tout autour. » Il n'a rien dit. « Qu’est-ce que ça vaut le "pardon" d’une gonz’ qui a trahi ? » Elles écrivent des mots sans signification, puis s'en vont.
Je n'ai pas souvent l'impression de découvrir de "vrais écrivains", mais ici, la question ne se pose pas. Quatremaille a par exemple cette faculté rare de faire que les phrases qu'on lit agissent rétroactivement sur les phrases qui précèdent. Le sens se déploie par rétroaction. On lit un mot, un adjectif, et la phrase suivante nous le fait entendre différemment, il change de peau, de couleur, passe d'un niveau à un autre, et parfois, encore plus loin, revient à sa place, retrouve son lit et son sens. « La fin des heures délicates approchait. Pauline était là, réfugiée dans un second plan muet et flou. » Et puis, il y a cette langue, si belle par moments, à la fois très travaillée et très libre, et qui n'hésite jamais à changer de niveau selon un principe mystérieux et pourtant naturel. Oui, il y a de la délicatesse, dans ce texte. Beaucoup, même. La délicatesse de Quatremaille, c'est qu'il regarde vraiment. Il regarde les êtres, les femmes, la ville, la nuit qui se glisse dans le jour, comme un qui a peur d'en être privé bientôt, et il ne cesse de lire et d'écouter ce qu'on lui met sous le nez. Ce que nous ne voyons pas, le peuple nouveau, le pays qui meurt, et ceux qui restent, en une transe muette, en sursis, dans un second plan muet et flou. Malgré la vie qu'il s'est faite, et bien faite, il est en délicatesse avec ce qui sourd du pavé, avec ses contemporains, il regarde le soleil qui éclaire les femmes et il voit bien qu'il les tue au moment même où il les fait si belles, parce qu'il leur ôte toute poésie ; toute cette lumière qui peut à tout instant se résumer en un mot : trahison.
Il y a dans ce roman cette chose qu'on trouve fréquemment dans les grands livres, qu'il se produit à la fin un effet d'invisible accumulation, quelque chose qui s'enroule sur soi-même comme une grande eau sale qui nous emporte dans un mouvement effrayant et s'accélérant jusqu'à une sorte d'orgasme non pas des phrases mais du sens — et l'on s'achemine vers ce moment où l'on prend conscience qu'on n'avait rien compris. C'est ça, la beauté de ce roman. On reste nu, avec un sens dont la pauvre évidence sans cadre décuple son opiniâtreté à ne délivrer de rien. Tout devait nous conduire là, et ce là n'est rien d'autre que l'absence de toute chance, de toute issue. La déception est radicale. Il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas d'amour, il n'y a pas de sauvetage, et ça va recommencer comme ça jusqu'à la fin des temps. Au fur et à mesure que la vérité se déploie, dans les dernières phrases du roman, on réalise que cette vérité est implacablement muette. Nous lisons les dernières phrases dans un état second, sentant le sol se dérober à chaque pas, nous demandant : est-ce là, là, là…