dimanche 23 août 2020

Sans visage


C'est donc maintenant. Le pire n'a pas de visage et ils sont heureux du pire. La guerre, la famine, la peste, les catastrophes avaient un visage, notre époque n'en a plus. C'est arrivé doucement, sans annonce et sans cris. Les médecins ont un temps pris le pouvoir, et puis l'ont laissé à ceux qui en voulaient. Tous ont poussé un soupir de soulagement. Ils ne voulaient pas mourir.

Les visages n'avaient plus aucune utilité, on ne les regardait plus, les gens marchaient la tête baissée, les yeux rivés aux larges trottoirs, personne ne regardait personne, ni les hommes les femmes, ni les femmes les hommes, ni les jeunes les vieux, ni les vieux les jeunes, les yeux ne servaient plus qu'à voir les objets, les oreilles qu'à entendre les consignes, très simples, toujours les mêmes, on avait supprimé tous les obstacles, tous les monuments, statues, édifices qui n'avaient pas une utilité pratique. Il n'y avait plus qu'un seul prénom masculin, et un seul prénom féminin, tout ce qui aurait pu distinguer un individu d'un autre individu avait été soigneusement effacé, ou caché, il n'y avait plus ni étrangers ni différences, à part, très atténuées, celles de l'âge et du sexe, la disparition du visage ayant beaucoup facilité les choses, tout le monde avait la même couleur de peau, et il ne restait qu'une seule langue. Personne ne mourait plus, et l'on s'arrêtait de vieillir aux alentours de la cinquantaine. Bien entendu, il n'y avait plus de naissances, pour maintenir stable la population. Les interactions entre les individus étaient réduites au stricte nécessaire, la sexualité était interdite, la parole de divertissement aussi. Le plus étonnant était qu'il n'y avait aucune puissance gouvernementale et coercitive à l'origine de ces changements, les choses s'étaient faites toutes seules, c'est le peuple lui-même qui avait organisé la vie nouvelle de cette manière, et chacun semblait trouver qu'il n'en existait pas de meilleure.

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