mardi 23 août 2016

La smilangue



« Pour conclure ce chapitre, je ne vois plus à réfuter qu'un dernier argument des détracteurs de la novlangue. Selon eux, la rapidité de son renouvellement l'apparenterait à ces idiomes sauvages où ne s'exercent aucune autorité de la tradition, faute d'une langue littéraire pour la fixer, et où le changement est donc si précipité que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens. »

C'est Jaime Semprun qui écrit cela à la fin du quatrième chapitre de son livre, Défense et illustration de la novlangue française. Tout est là. Nous le savons tous, la littérature a aujourd'hui perdu la partie. La France n'est plus une patrie littéraire. Il y a encore des lecteurs, certes, mais ce n'est plus la littérature qui les intéresse. Dans le meilleur des cas, ce sont les livres, des livres

Il n'est pas besoin d'aller chercher plus loin : si la langue commune n'est plus, c'est tout simplement parce que la littérature a cessé d'informer la vie. Elle était le repère, le point fixe (bien qu'infiniment changeant, mobile, divers), le nerf, la référence de la langue. Sans elle, la langue perd sa boussole, sa raison, son centre de gravité, sa direction, et une grande partie de sa vérité. 

François Mitterrand, quoi qu'on pense de lui par ailleurs, aura été notre dernier président littéraire. On peut donc dater de 1995 le décès officiel de la France patrie littéraire. Vingt ans plus tard, on mesure les effets de ce divorce. Le désastre aura été très rapide, même si bien sûr les prémisses de cette catastrophe remontent aux années soixante. 

Jaime Semprun, dans son ironie féroce, est encore trop mou, ou trop optimiste. Il croit que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens, mais il n'a pas eu le temps de voir ce que nous constatons aujourd'hui : que ce ne sont pas seulement les vieillards qui ne comprennent plus les jeunes gens, mais que les vieillards ne se comprennent plus entre eux, et que les jeunes gens, quant à eux, n'espèrent même plus se comprendre, hormis par le truchement de la smilangue, cet ensemble de signes qui sont à la langue ce que le big mac est à la cuisine ou la pornographie à l'amour. J'ai eu, comme tous, j'imagine, l'occasion de me frotter à une authentique smilangue, cet été, et j'en ai retiré la certitude que les principales victimes de cette novlangue sont les jeunes eux-mêmes, qui ne se comprennent plus eux-mêmes. Et quand je dis "eux-mêmes", je ne veux pas dire qu'ils ne se comprennent plus entre eux, mais bien qu'ils ne se comprennent plus eux-mêmes. On les voit articuler des phrases dont ils ne comprennent pas le sens, ce qui a entre autre cette conséquence très amusante, qui est que s'ils répètent la même phrase, exactement la même, elle n'a bien souvent déjà plus le même sens qu'auparavant, à leurs oreilles. 

Il fallait un point d'ancrage extérieur à elle-même pour que la langue ne redevienne pas un simple instrument de communication, même pas efficace, il fallait un détour, il fallait une instance supérieure, donc une hiérarchisation acceptée et intégrée par tous, même d'une manière inconsciente. Quand l'Égalité devient le fin mot de tout, la langue ne peut que se dissoudre dans une poussière de langues. Et c'est à ce moment-là qu'on se rend compte de tout ce que tient la langue, de tout ce qu'elle fait tenir ensemble, et qui dépasse de très loin les seules nécessités de la communication. 

La langue littéraire n'est pas (seulement) un fixatif, elle est aussi et avant tout un irremplaçable lieu commun, une terre nourricière, vivante, désirable.