La langue avait eu du mal à appartenir à tous, mais il fut une époque où c'était à peu près le cas, je m'en souviens. Puisqu'elle appartenait à tous, elle était notre bien commun, au même titre que nos paysages, nos églises, nos frontières et notre nourriture. Cela permettait de voyager d'une province à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre, d'un niveau de langue à un autre niveau de langue, et de parvenir à se comprendre sans difficulté majeure, même s'il y avait des particularités qui signalaient les régions, les classes, les âges, les situations, et parfois marquaient des antagonismes souvent profonds et quelquefois violents entre ceux-ci. Les années 60 et 70, pour des raisons qu'il serait trop long d'énumérer ici, ont transformé notre rapport à la langue en profondeur. Celle-ci a cessé petit à petit d'appartenir à tous pour appartenir à chacun. Puisque la langue appartenait désormais à chacun, il était normal qu'elle soit privatisée, et, de privatisée à privée, il n'y a avait qu'un pas, qui est aujourd'hui franchi. Il n'y a donc aucune raison de s'étonner que d'une langue, la langue française, on soit passé à des langues. Même si le phénomène des langues régionales a joué un rôle dans cette transformation du paysage linguistique, ce n'est pas à elles que je pense. Je pense d'abord à la langue que chacun désormais s'est cru autorisé a aménager, à personnaliser, comme on le fait d'un appartement ou d'une voiture. Au fur et à mesure que la littérature cessait d'être une référence, la référence, chacun se bricolait dans son coin son petit français de poche, encouragé en cela par les dictionnaires qui, après avoir été normatifs devenaient descriptifs, et par l'École qui cessait de croire à sa mission jusqu'à s'effondrer complètement sur elle-même quarante ans plus tard.
Quand un peuple (mais il faudrait aussi interroger ce singulier-là, et peut-être ce substantif-là) a des langues au lieu d'avoir une langue, il ne se comprend plus lui-même, et les individus qui composent ce peuple ne se comprennent plus les uns les autres. Nous en sommes là.
La démocratie numérique et ses zélotes assermentés ont bien entendu accéléré encore la tendance et a parachevé l'œuvre qui arrive aujourd'hui à son terme.
Vous prétendez lutter contre un ennemi qui vous assiège, mais vous n'avez plus pour ce faire la puissance et l'assurance que donne une langue commune. Vous mettez de nombreuses embarcations à la mer mais elles ont toutes un trou béant dans la coque. Toutes ces voix qui s'élèvent ici et là sont des miettes de pain qui seront mangées avant que vous ne trouviez votre chemin.
La démocratie numérique et ses zélotes assermentés ont bien entendu accéléré encore la tendance et a parachevé l'œuvre qui arrive aujourd'hui à son terme.
Vous prétendez lutter contre un ennemi qui vous assiège, mais vous n'avez plus pour ce faire la puissance et l'assurance que donne une langue commune. Vous mettez de nombreuses embarcations à la mer mais elles ont toutes un trou béant dans la coque. Toutes ces voix qui s'élèvent ici et là sont des miettes de pain qui seront mangées avant que vous ne trouviez votre chemin.