dimanche 2 octobre 2011

Réclame


— T'as l'air en forme, ce matin, Georges ! Tu t'es mis au grec ancien, t'as passé la nuit avec Adjani ?

— Non, j'ai lu le blog de Didier Goux.

— Didier Goux, celui qui passe son temps à dire une chose et son contraire ? Celui qui annule en commentaire ce qu'il a écrit dans un billet, celui qui n'a aucune parole, qui oublie régulièrement ce qu'il a dit, ou fait (ou pas fait) ? Celui qui ne vit que par procuration ? Cette girouette, ce colporteur de ragots ? Celui qui efface ce qu'il écrit, ou qui écrit des secrets… sur le web ? Ce menteur professionnel, l'expert en martyrologie appliquée, qui n'est jamais responsable de rien, qui ne comprend jamais pourquoi on lui en veut, comment on peut lui reprocher quoi que ce soit ?

— Lui-même.

— Comprends pas.

— Je m'entraîne pour mon nouveau travail. Je suis dans la pub, maintenant.

— Je ne pige toujours pas.

— Il y a des barils de lessive qu'on préférerait ne pas vendre, mais on a quand-même une machine à laver et du linge sale.

— Ça me fait penser à un collègue que j'avais, dans une vie antérieure. Quand il prenait la parole, il commençait toujours par "Je sais que je vais encore dire une connerie, mais…" et j'avais immanquablement envie de lui rétorquer qu'il pouvait fermer sa gueule, alors. Ces types sont les incarnations vivantes de ce que Papa appelle "la figure belle", ce sont des experts en contre-discours, ils ne cessent de se rabaisser pour qu'on les admire, parce qu'ils n'ont jamais le cran et la simplicité d'affirmer ce qu'ils pensent en dehors d'une quelconque justification tierce. Il faut toujours qu'il y ait une autorité dans les parages, pour qu'ils puissent oser penser ce qu'ils pensent, faire ce qu'ils font, dire ce qu'ils disent. Tout en affirmant, bien entendu, qu'ils n'ont strictement aucun amour propre et qu'on peut très bien penser le contraire de ce qu'ils pensent sans que cela les émeuve ni ne les dérange. Le genre grand-seigneur qui mouille son froc si l'Autorité esquisse une caresse ou éternue dans la bonne direction. C'est du grandiloquentisme qui se cache derrière son majeur…

— Je ne suis pas certain d'avoir bien fait de te répondre.

— Ah, tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi !

— L'épigonerie est une maladie qu'il faut prendre au sérieux. Il y a des tonnes de mecs qui passent leur vie à croire qu'ils parlent, alors qu'ils ventriloquisent. Ils passent leur temps à délayer le suc qu'ils chipent sur les ailes des autres, et qu'ils rapportent laborieusement à la maison, la nuit, sur des chemins sans lune, pour s'essayer au soluté, à la distillation, à l'enfleurage. Le drame de l'épigone est qu'il est pris entre deux attitudes antagoniques en apparence mais à peu près équivalentes dans leurs conséquences. Il peut épaissir le signifiant qu'il a découvert (un des traits du maître, qui l'ont saisi), et il sombre immédiatement dans le ridicule car plus rien ne se voit que cela. Lorsque l'épigone est plus âgé, ou plus intelligent, il fait le contraire, et c'est à effacer les traces des pas de celui qui lui montre la voie qu'il va s'appliquer, les diluant en un idiome qu'il croit synthétiser par sa rumination laborieuse. Si cette opération est moins sujette au ridicule que la première, elle a le grave inconvénient, gommant les aspérités irréductibles de l'original, d'en faire une solution au goût insipide, et dont c'est la banalité alors, et l'inutilité, qui sautent aux yeux de tous.
Il est toujours difficile de croiser la route d'esprits forts sans y laisser plus de force vitale que de cette bienfaisante nourriture qu'on trouve en eux. Ce qu'on appelle le bon goût n'est peut-être rien d'autre que l'équilibre, équilibre toujours momentané et incertain (et dangereux, en un sens) qu'un individu trouve dans l'économie des entrées/sorties culturelles et intimes qui le façonnent, et le font avancer dans la spirale toujours plus aiguë de l'exigence. Plus la nourriture est consistante (et fortifiante), plus le déchet est riche, c'est ainsi que l'abandon et le rejet font partie de la culture, contrairement à l'idée reçue et ressassée jusqu'à la nausée, aujourd'hui, qui voudrait que plus on aime plus on s'enrichit. Renaud Camus le dit en une formule condensée que je cite de mémoire : la culture d'un homme se voit au moins autant dans les livres qu'il ne possède pas que dans ceux qu'il possède. Ne pas posséder, ne pas écouter, ne pas voir, ne pas savoir, je veux dire "ne pas avoir la possibilité de" est devenu impossible, à l'heure d'Internet. La possibilité, tu l'as désormais toujours, quoi que tu fasses ou quoi que tu ne fasses pas. Virtuellement, tu as donc tout, ici et maintenant. Tout, c'est-à-dire le bon, le très bon, le mauvais, le très mauvais, mais aussi et surtout, l'insignifiant. Comme le dit l'enfant dans je ne sais plus quel film de Woody Allen : « À quoi bon étudier, si la fuite des galaxies est une chose avérée ? » À quoi bon apprendre, s'il suffit de prendre ? La culture, c'est choisir, c'est discriminer, ranger, ordonner, hiérarchiser, pour pouvoir ensuite faire des liens et des raccourcis (et aussi beaucoup de détours, mais c'est la même chose) ; c'est donc en premier lieu laisser. Si tu as ce tout, là, sous la main, à disposition perpétuelle, gratuitement, je crois que c'est fichu. La connaissance est née d'un désir et d'un manque, pas d'un trop plein. Mieux vaut le désert que l'inondation.

— Oui, bon, très bien, mais le rapport avec Didier Goux ?

— Non, tu as raison, aucun rapport, bien sûr… Et puis je noie le poisson, qui n'a besoin de personne pour se noyer.

— Écoute, je te propose d'ouvrir une porte derrière nous.

— Ça me va parfaitement.