Si quelqu'un vous demande ce que vous faites dans la vie et que vous répondez que vous écoutez de la musique, il est exclu que vous soyez pris au sérieux. Je pense souvent au mot de Richard Wagner qui disait en substance qu'il était parfaitement normal qu'on lui assure non seulement la subsistance mais même une vie confortable et luxueuse, car il était "l'auteur de Tristan", et n'aurait-il composé que cet opéra. Les quelques artistes qui peuvent se flatter d'avoir écrit, peint ou composé quelque chose qui leur paraît compter dans la production artistique humaine comprennent cela, il me semble. Et ce n'est pas moi qui voudrais leur retirer ce privilège. Il existera toujours des envieux qui ne comprendront pas qu'un homme, fût-il un grand artiste, n'ait pas à gagner sa croûte à la sueur de son front. Que Gustav Mahler ait dû diriger et un orchestre et une maison d'opéra n'est pas quelque chose qui lui a fait perdre son temps, loin de là, mais il eut été préférable qu'il ait le choix, et donc la possibilité de ne pas le faire.
Écouter de la musique ? Et puis quoi encore ? Vous me voyez venir. Ici nous pensons sincèrement qu'il serait grand temps que Georges ne fasse plus que ça. Ça, quoi ? Vous voulez dire critiquer, donner son avis, écrire des notices pour des disques, pour des festivals, pour des encyclopédies, parler dans un micro, raconter la vie passionnante de Célestin Barmadu, le grand hautboïste ardéchois que personne ne connaît ? Non, on ne veut pas du tout dire cela. Écouter, et rien de plus : voilà ce que devrait-être l'activité principale de Georges.
Le matin, il se lèverait, prendrait son petit déjeuner, son bain, ferait une courte balade avec Luna. Puis il reviendrait s'asseoir, se préparer. Il passerait alors son habit, fraîchement repassé, se parfumerait, reprendrait une tasse de café (un mélange de Mexique Gragé et de Salvador Pacamara, avec un fond de Moka Lekempti).
Ensuite ? C'est très simple. Il appuierait sur le gros bouton rouge, installé dans son confortable fauteuil d'écoute. Tenez, ce matin par exemple, il s'agit du deuxième mouvement du concerto pour violon de Samuel Barber. Il dure neuf minutes.
Vous voudriez peut-être qu'on vous fasse part de nos réflexions, que l'on explique pourquoi ce concerto, pourquoi cette artiste, pourquoi le violon, pourquoi Barber plutôt que Chopin, et qu'on se mette à faire comme les imbéciles de la radio qui "comparent" des versions en cherchant désespérément à donner l'impression qu'ils savent de quoi ils parlent ? C'est bien sûr exclus. Que vous écoutiez Barber ou Sting, Bério ou Charles Aznavour, les Noces de Stravinski ou le dernier opéra rock qui passe à la salle des fêtes de Boudurin-les-Eaux, voilà bien de quoi on se moque éperdument. Nous n'avons aucunement le désir de changer vos habitudes, de réformer vos goûts, ni même, Dieu nous en garde !, de vous instruire. Surtout pas ! Il faut à tout prix que le monde continue comme il est, que personne ne change rien à son cours, il est hors de question de déranger quiconque. D'une ancienne vie, nous avons gardé un profond dégoût de l'enseignement, quel qu'il soit.
Soit, me direz-vous, mais alors, écouter quoi, écouter pourquoi, écouter comment, et surtout, comment justifier une telle occupation, si l'on peut parler ainsi, et comment même (le comble !) la faire rétribuer (par le fameux contribuable) ? Je dois avouer que je n'ai pas les réponses à toutes ces questions très ennuyeuses. Cependant, qu'on ait ou non les réponses à ces questions, il va de soi que c'est désormais le seul but de la vie de Georges. Il faut absolument que quelqu'un soit là pour écouter, le faire sérieusement, et ne faire que ça. Qu'on le comprenne ou non n'a pas d'importance. Pensez-vous avoir compris à quoi servent ces bonnes sœurs ou ces bons pères qui prient en silence dans les monastères catholiques ? Seriez-vous absolument certains qu'ils ne servent à rien que cela ne les détournerait pas une seconde de leur sympathique passe-temps. Savez-vous pourquoi Georges doit être désormais écouter la musique ? Je vais vous le dire : parce que c'est ainsi.