mardi 23 février 2010

Miroirs

Ce que L'Église nomme la Communion des saints est un article de foi et ne peut pas être autre chose. Il faut y croire comme on croit à l'économie des insectes, aux effluves de germinal, à la voie lactée, en sachant très bien qu'on ne peut pas comprendre. Quand on s'y refuse on est un sot ou un pervers. Par l'Oraison dominicale il est enseigné qu'il faut demander notre pain et non pas mon pain. Cela pour toute la terre et pour tous les siècles. Identité du pain de César et du pain de l'esclave. Identité mondiale de l'impétration. Équilibre mystérieux de la puissance et de la faiblesse dans la Balance où tout est pesé. Il n'y a pas un être humain capable de dire ce qu'il est, avec certitude. Nul ne sait ce qu'il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées ; qui sont ses plus proches parmi tous les hommes, ni quel est son nom véritable, son impérissable Nom dans le registre de la Lumière. Empereur ou débardeur nul ne sait son fardeau ni sa couronne.

(…)

« La terre est un homme », a dit je ne sais quel philosophe mystique. Cette parole étrange me revient tout à coup en songeant, une fois de plus, au Globe impérial que je vois toujours accourant du fond des siècles, pour se placer enfin dans la main de Napoléon. Ce globe naturellement exprime la sphère terrestre, image renversée de la sphère céleste où elle paraît n'être qu'un point tout à fait imperceptible. Mais l'Espace aussi bien que la Quantité n'est qu'une illusion de notre esprit. Le Nombre n'est que la multiplication indéfinie de l'Unité primordiale et rien d'autre. Il est donc probables et même certain que la minuscule terre, si vaste pour les pauvres humains forcés de la parcourir, est, en réalité, plus grande que tout, puisque Dieu s'y est incarné pour sauver jusqu'aux astronomes.

Cette incarnation n'est pas seulement un Mystère, ainsi qu'on l'enseigne, elle est le centre de tous les mystères. Omnia in IPSA constant. Quand on lit que le Fils de Dieu, son Verbe, « a été fait chair », c'est exactement comme si on lisait qu'il a été fait terre, puisque la terre est la substance de la chair de l'homme. Mais Dieu, prenant la nature humaine, a opéré nécessairement selon sa nature divine, c'est-à-dire d'une manière absolue, devenant ainsi plus homme que tous les hommes formés de terre, devenant lui-même la Terre au sens le plus mystérieux, le plus profond.

Lorsqu'on nomme la terre, c'est donc le Fils de Dieu, le Christ Jésus lui-même qu'on nomme, et c'est à décourager toute constance exégétique de découvrir que le mot terra est écrit beaucoup plus de deux mille fois dans la Vulgate, pour ne rien dire du mot humus, invocateur et synonyme d'homo qu'on peut y lire exactement quarante-cinq fois.

Remplis de ces pensées, ouvrez le saint Livre et vous aurez comme le déchirement du voile de l'Abyme. Vous serez aussitôt le témoin bouleversé des épousailles du Ravissement et de l'Épouvante. Vous ne saurez plus, vous n'oserez plus parler. Vous n'oserez plus cracher sur la terre qui est la face de Jésus-Christ, car vous sentirez que cela est vraiment ainsi. Quand vous lirez, par exemple, dans saint Jean, que Jésus « écrivait du doigt sur la terre », en présence des Scribes et des Pharisiens accusant son Épouse à lui, l'Église pour laquelle il devait mourir, d'avoir été « surprise en adultère », vous sentirez peut-être, avec une émotion inconnue, que ce Rédempteur écrivait sur sa propre face, du même doigt qui avait guéri les aveugles et les sourds, la condamnation silencieuse des implacables et des imbéciles. « Celui qui est issu de terre, est de terre et parle de la terre », avait dit son Précurseur, et c'est pour cela que le Maître s'exprima toujours en paraboles et similitudes. On ne finirait pas, s'il fallait d'une main tremblante et le cœur battant comme les cloches de l'Épiphanie, dérouler toutes ces concordances du Texte saint.

Alors un respect sans bornes serait dû à cette terre miraculeuse, inexprimablement souillée par tous les peuples depuis tant de siècles et si cruellement déshonorée aujourd'hui par les industries avaricieuses qui la dépouillent de tout son décor, après l'avoir violée jusqu'en ses entrailles. Mais toute la malice des démons ne l'insultera pas plus que la Face du Rédempteur ne fut insultée. On a beau la vendre ou l'échanger avec injustice et par les détours de la cupidité la plus ignoble, cela ne fera jamais une équivalente qualité d'outrages. Quelque dévastée que puisse être la face visible de notre globe, on ne le dépouillera pas cependant des trésors cachés de la colère de Celui dont il est l'image et on n'éteindra pas non plus la fournaise immense de son cœur.

(Léon Bloy, L'Âme de Napoléon)