mardi 17 novembre 2009

The Big Shopping






— Bonjour, tu te souviens au Zénith, il y a un mois, tu m'as dit que je pourrais mieux voir Miles à Nancy, en province tout le monde est plus décontracté tu disais…

— Non, je ne me souviens pas, grimace l'imprésariote débordée… Qu'est-ce que tu lui veux au juste à Miles ?

— Lui montrer les dessins que j'expose et lui offrir mon livre sur Billie Holiday…

— Des dessins, un livre, mais Miles s'en branle ! Moi j'aimerais bien qu'on me laisse dormir dans cette foutue ville ! J'ai besoin de sommeil ! Ça ne va pas ! Ça ne va pas !

— Je t'appelle demain matin…

— Ah non ! Pas avant midi ! J'en ai rien à foutre, je veux dormir… Je reviens de Montpellier, tu le comprends ça ? Merde !

Et elle me tanque au beau milieu de la réception. Je peux m'estimer heureux. Elle est tout à fait charmante avec moi. Je ne suis même pas déçu, d'abord parce que je m'attendais à cette volte-face téléphonée de la part d'une grosse maquerelle lunatique, ensuite parce que le neveu Vince, lui, m'a promis qu'il allait faire quelque chose pour moi demain. J'ai davantage espoir en lui pour voir Miles d'un peu plus près qu'en cette vieille "amie" de mon père, magouilleuse grenouille bouffie marinant depuis vingt-cinq ans dans le jus jazz des Nègres, et qui ne risque pas de lever le petit doigt pour un Zanini, tout Nabe qu'il soit…

À cet instant précis, Miles sort du restaurant, royal, léger, noir, luisant, fumant… Il s'approche de la réception, lentement, et demande où est l'ascenseur… Nous sommes tout près de l'"elevator", surtout Hélène et — instant inoubliable — Miles passe devant nous. Je suis en retrait. Il frôle Hélène, puis se retourne et lui jette un regard reluquant mais très furtif. C'est la classe mâle qui jette LE regard qu'il faut au moment où il faut. LA bonne note bien mise en place. Il lui lance : « Have I seen this beautiful eyes before ? » Hélène mord à l'hameçon à pleines dents, et en très bon anglais répond à Miles : « On essaie de vous voir depuis longtemps. Lui est écrivain (elle me désigne aussitôt dans l'ombre), il a fait un livre sur Billie Holiday, il y a trois ans, il vous a donné des dessins de boxeurs par l'intermédiaire de votre neveu… » Je m'avance.

Miles, de sa voix rauque qui ne nous a jamais paru plus claire et jeune, nous demande, le temps que l'ascenseur descende : « Are you brother and sister ? » Je chope la perche au vol. « She is my sister only the day, the night she is no more my sister at all. » Il rigole, un peu comme Sam en sortant un bout de langue, et nous invite à le suivre : « Come in my room », comme pour éclaircir tout cela. Dans l'ascenseur, il demande le prénom d'Hélène et à moi : « Where is your book ? » J'ai du mal à croire à ce que je vis : Miles Davis, Hélène et moi papotant enthousiastiquement dans un ascenseur ! On le suit jusqu'à la chambre 324. De dos dans le couloir, il demande à Hélène mon prénom à moi cette fois, et me toise en répétant rauquement : « Mark-Edward ? O.K. » Sur le seuil de la porte, il dit à Hélène : « Ton copain est très malin, il se sert de toi pour me rencontrer… C'est une bonne idée… »

On découvre la chambre avec lui, assez luxueuse mais pas excentriquement urf, toujours mieux que notre trou à rats à l'Académie… Ses bagages sont déjà là : deux grandes malles verticales comme on n'en fait plus, pour colons en partance vers d'exotiques pays à conquérir. Miles évolue comme s'il était ici chez lui depuis toujours, nous demande de nous mettre à l'aise. On est dans la chambre de Miles avec Miles Davis !!! Si je ne rêvais pas, j'exigerais qu'Hélène me pince. Hélas c'est comme si nous rêvions, car l'incroyable qui arrive est toujours un rêve…

Il est 20h15, Hélène est en pull rose et pantalon, moi en flanelle grise, Miles en cuir et tee-shirt noirs : sans râler en star, il remarque simplement que la porte de la suite est fermée. Il visite la chambre en tournant comme un jaguar et trouve le radiateur trop froid. Il regarde par la fenêtre de la place Stan et se cogne au double vitrage très élégamment, sans le prendre mal. Je rigole en lui disant : « Watch in, that's a double ! » Il force Hélène à enlever son manteau en tirant sur ses manches. S'interroge encore sur la nature de nos relations. Je réponds : « Oui, je suis son boy-friend. Ça me surprend moi-même ! » — Tu as bon goût, me répond Miles, les yeux brillants.

Hélène s'assoit sur son lit et moi je m'installe à une petite table à côté. Il nous propose à boire mais ne trouve pas le mini-bar. À ce moment-là, le liftier qui montait les bagages du "Prince des ténèbres" est réquisitionné pour nous aider. Un peu affolé, le touchant jeune homme va même voir dans l'armoire si le frigo n'y est pas. Quand il s'étonne, Miles est aussi beau que lorsqu'il ne s'étonne pas. Finalement, c'est moi qui trouve le bar ! Hélène sort les bouteilles de jus d'orange et de vodka. Le décapsuleur restant introuvable, elle fait mine de libérer le goulot avec les dents, gag dans lequel Miles tombe, pétrifié d'horreur naïve. Je charge expressément le petit liftier d'aller chercher le programme du festival dans lequel est reproduit mon portrait de Billie Holiday. Comme nous parlons dessins, Miles demande aussi un jeune garçon de lui rapporter une mallette noire qu'il a oubliée sur la banquette de sa Mercedes.

Nous commençons à boire, Miles gagne les toilettes. D'après ce que nous entendons, il s'agit d'un très beau solo (sans sourdine) sur les harmonies de The Big Shopping (la grosse commission). Ahuris et extatiques, nous voudrions être déjà en train de raconter cette "plongée" en plein cœur de l'intimité du génie. Au dos d'un prospectus, j'ai trouvé une surface blanche assez grande pour entreprendre de dessiner Miles lui-même, sur le motif ! Il sort des chiottes se rembraillant sans gêne alors que le liftier revient avec tout ce qu'il faut : Miles s'empare de son espèce de porte-documents et en sort son carnet à dessins. Il se penche ensuite au-dessus de mon épaule et, interrompant une seconde mon tracé sur le médiocre support, dispose sous mon stylo la première page libre de son cahier plein de ses propres croquis afin que je continue à dessiner dans les meilleures conditions. J'aimerais bien oublier — mais comment ? — les mains de Miles soulevant la mienne, cassant affectueusement la reliure de son bloc de feuilles, et caressant amoureusement le papier neigeux dans les délicates clinquailleries de ses bracelets raffinés. Tout cela bien entendu, sans perdre de vue Hélène sans laquelle nous ne serions pas ici. Avec le dessin, c'est bien notre seule façon de communiquer. Miles joue au latin lover avec la belle Blanche :

— Oh, Helena, don't look at me with this eyes !

Il lui demande même, mi-roublard mi-sérieux (sans aucune hypocrisie vicieuse à mon égard) de choisir entre lui et moi. « The both » réplique Hélène particulièrement en forme, d'une grande élégance sensuelle, décidée selon son habitude à ne jamais m'exclure des troubles qu'elle provoque chez les hommes. Miles le comprendra si bien, que sa drague tournera au jeu et à l'amusée mise en scène d'un moment magique entre trois êtres réunis par "hasard".

Miles a besoin de son factotum. Il charge Hélène d'appeler Simone Schmotz. Comme nous lui avons déjà touché un mot (loin de le surprendre !) sur l'irascibilité de Lady Barrage, il est jouissif d'entendre, par la voix d'Hélène, Miles commander la Ginibre. Toute douce larbine soudain, étonnée d'entendre une Française inconnue lui parler de la chambre de son patron, Simone marchera droit pour retrouver dans les parages l'homme à tout faire de son patron…

“Faire", ça semble d'ailleurs être la préoccupation essentielle de Miles ce soir, puisqu'il retourne au cabinet prendre un second chorus. Je termine mon dessin en noir et blanc, le représentant courbé en cape avec sa trompette. Survient alors le garde du corps vu en bas : il éclate de rire de nous voir dans la chambre inaccessible, bien débrouillards. Miles déboule alors du petit coin en se plaignant de maux d'estomac. Comme un robot, "l'aide-soignant" sort de sa serviette une bombe à désodoriser, et très glabre, vaporise l'atmosphère pour dissiper les miasmes divins du génial dérangé.

Le type commence à déballer les affaires. Hélène demande pour Miles un numéro à New York. Le Prince, pendant ce temps, vient admirer mon "œuvre". Lentement il met ses grandes lunettes noires correctrices et murmure un « nice… ». Il les enlève ensuite pour me dire dans les yeux : « But I'm not so black, I am black inside. » Phrase dont il ne peut mesurer la portée dans mon sens des conséquences. Comme je lui dis que je me sens amputé (legg-less) sans les couleurs, Miles vient m'apporter enfantinement une petite trousse d'écolier rose tyrien bourrée de feutres multicolores. Hélène rigole en lui disant que c'est très habile d'occuper ainsi l'artiste pendant qu'on lutine sa muse. Quand il sourit, Miles découvre entre deux belles rangées de dents, une belle langue, plus tyrienne que la trousse.

Hélène montre un vif intérêt pour sa pratique graphique, alors Miles, qui ne doit pas tomber souvent sur des gens aussi sincèrement concernés par le dessin, nous sort, à la fois timidement et fièrement, tout un paquet de carnets de tous formats. On voit tout de suite que ce super hobby lui tient à cœur. Il doit apprécier, sans se douter de ma culture davisienne, qu'aucun de nous deux ne le considère ce soir comme un musicien. Le dessin, c'est son truc. Là où « il se surprend lui-même » dit-il. Bientôt, le lit est recouvert de cahiers. « Tu veux vraiment voir mes dessins ? » lance-t-il chaudement à Hélène, en la tirant par les bras et en la couchant sur les feuilles mélangées comme des vagues de lignes aux couleurs électriques. Sans grande personnalité de trait, ses dessins sont comme la transcription schématique et très édulcorée des envols mélodiques de sa trompette. Je connais, pour les éprouver moi-même, les limites du violon d'Ingres. Il existe une peinture de musicien (Django) comme il existe une peinture d'écrivain (Hugo). Hélène remarque, narquoise, la prédominance des partouzes de femmes dans ces dessins arachnéens. Pour prendre en défaut cette Blanche à l'adorable aplomb, Miles désigne à Hélène un phallus perdu dans la foule des femelles.

De mon côté, je dessine la tête de Billie Holiday aux multiples couleurs, ce qui n'est pas la méthode de Miles : il me dit ne jamais utiliser plus de deux couleurs à la fois. Risquant le tout pour le tout dans la provocation passéiste, je descends un broussailleux portrait de Monk. Miles s'approche, remet ses lunettes et susurre : « Thelonius ?!… Shiiiiiiit… » Et dans ce shit lancé comme le ré naturel à la fin de l'exposé de Round'Midnight (version 65), il y a toute la fraternité du monde qui passe et qui me donne la chair de poule… Ils me font bien marrer ceux qui prennent Miles pour une star du rock ! Il est surtout star avec les emmerdeurs, et rock avec les débiles mentaux. Dès qu'il renifle l'esprit du jazz chez un être, il n'a pas besoin de se cacher : il est jazz, impudiquement jazz, quoi qu'il fasse jusqu'à sa mort il sera JAZZ, et seuls ceux qui ne sont pas jazz croient qu'il ne l'est plus…

Je me suis trahi. Miles voit bien à mes portraits que je connais ses frères. Comme si je savais tout, il me demande si « Dexter est malade ». Je lui dis que le film de Tavernier est une merde. Il ne l'a pas vu et il s'en fout. C'est du passé. Tout passé le fait chier. Le dessin l'intéresse davantage. Assis dans un fauteuil, il nous explique assez confusément comment il dessine : il suit sa main dans ses lignes, conscient de la magie plastique du geste pur. Il dit aussi combien le dessin demande un entraînement quotidien comme la trompette, et que la pratique de l'un peut gêner la pratique de l'autre. Ses autres activités (notamment sportives) sont bouffées par ça : il n'a gardé que l'équitation dont il nous entretient avec chaleur, moi lui conseillant de regarder les toiles de chevaux de notre national Géricault. Lui aussi aimerait éditer ses dessins mais, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il est fort probable que les Américains là-bas se foutraient complètement des gribouillis d'un vieux Nègre qui souffle encore dans une trompette. Je pense immédiatement à Denoël et promets de voir ce que je peux faire, lorsque mi-désabusé mi-comédien il me dit : « Mark ! Find me a publisher… »

Le "vaporisateur" revient et demande à Hélène si elle connaît un endroit tranquille à Nancy pour sortir un peu de l'ambiance de Miles (et ses odeurs). Je dessine toujours, il pleut des super-trombes. Miles vient dessiner à son tour un profil de femme sur le cahier que j'ai en main. C'est Tac au tac au pays du swing. "Cadavre exquis" chez les morts-vivants immortels ! Miles arrache un de ses dessins et le colle contre l'écran de télé qu'il vient d'allumer : il est d'abord tombé sur la trogne de Patrick Sébastien et le regarde avec pitié, puis change de chaîne : c'est un match de foot, et la pelouse verte en transparence colore alors son dessin par mouvances merveilleuses.

Hélène le questionne un peu sur sa femme. Miles dit qu'il a plusieurs femmes partout mais qu'il ne les touche jamais quand il doit jouer. Il lui demande si elle connaît la signification du mot FUCK : Hélène lui répond que c'est le premier mot qu'elle a appris en anglais. Miles lance sans arrêt d'énigmatiques boutades absconses en slang secret, et certainement porno, à son ange-gardien du corps qui rigole et finit par nous quitter.

À un moment, assis en train de griffonner sur son grand cahier à dessin, Miles me pose une question métaphysique : « Mark, where are we ? » Comme je sens qu'il n'attend pas que je lui dise « à Nancy » ou même « en France », je lui réponds : « Out of nowhere ! » Un peu plus tard, quand je lui demande ce qu'il va faire demain, il me dit : « Nothing ! » Il nous dit que Wayne Shorter dessine aussi, et moi je lui apprends que Duke Ellington peignait. Il fait mine d'ignorer jusqu'au nom de Sam Woodyard avant de s'étonner qu'il ne soit pas encore mort. Il feuillette le programme du festival en grimaçant sur sa propre photo. Bref, tout un tas de réflexes absolument normaux d'homme noir courtois, curieux, viril, racé, félin, pas zombie du tout, jeune au-dessus de tout soupçon, vif d'esprit, roi-nègre mais pas trop (je suis presque sûr qu'il ne nous a pas imposé sa cagagne uniquement pour nous humilier en tant que Blancs), très intelligent, rappelant étrangement Vuillemin dans ses mouvements et expression, pas macho, puant agressif, mais élégant au contraire puisque lorsqu'il s'est aperçu qu'il ne pouvait pas aller plus loin avec Hélène, il est resté charmant et complice aussi bien avec moi qu'avec elle…

Il est 22h45. Ça fait plus de deux heures et demie qu'on est dans sa chambre. La pluie commence à cesser. Il s'est mis dans l'autre coin et, tout sombre, dessine sans un mot. Moi de l'autre côté, je finis une dernière esquisse de son allure. Quelle photo il y aurait à prendre ! Deux copains qui dessinent en silence, et Hélène au milieu sur le lit à feuilleter ses carnets, dans le bruit des millions de gouttes pleurant sur les pavés de la place Stanislas !…

Miles Davis ne voudrait pas nous foutre dehors mais toute bonne ballade a sa coda. Hélène dit qu'elle s'en va avant d'être trop saoule (trois vodkas-orange dans le coco), et nous prenons congé. Miles se lève et embrasse énergiquement Hélène sur la bouche, de ses lèvres sacrées et très sèches. Puis il me serre la main, froide et ferme, en me jetant ses yeux dans les miens comme un enfant balance un caillou dans une mare.


Nous sortons encore plein d'étoiles… La réalité reprend ses droits. Nous regagnons le chapiteau où la foule acclame le dérisoire Paolo Conte. Grâce aux tickets de rationnements du chef Tito, nous mangeons une choucroute pour nous remettre. J'ai déjà remarqué qu'on s'extrait d'un grand moment comme d'un accident de voiture, encore ébranlés par les résonances de sa signification, et tout fiers d'être encore vivants.

(Nabe, Journal intime)