mercredi 13 juillet 2022

Populaire

« Depuis le début du XIXe siècle, le style est mort. »* Boris de Schlœzer

Il est évidemment tentant de confondre populaire et populaire, mais ces deux adjectifs n'ont pas du tout le même sens. Ce n'est pas parce que telle musique, telle œuvre est populaire (au sens où elle a du succès, de la popularité, ou elle est reprise un peu partout), qu'il s'agit de musique populaire. Il y avait « de la musique populaire » du temps qu'il y avait un peuple. Et un peuple d'ici — ou de là, peu importe. À partir du moment où les peuples sont tous plus moins semblables, mélangés, indiscernables, interchangeables, il ne peut plus exister de musique populaire, car celle-ci a besoin de temps et d'encrage pour se former ; elle a besoin de l'âme et du corps d'un peuple pour s'édifier au fil des siècles. C'est le local qui fait le populaire, c'est l'accumulation lente, patiente et inconsciente, qui produit ce que jadis on appelait le folklore — le folklore dans le meilleur sens du terme (je pense ici à Béla Bartók allant enregistrer les chants des paysans magyares, heureuse époque où la radio (et le disque, et maintenant l'Internet) n'avait pas encore défait les particularités, noyé les styles géographico-historiques dans une bouillie planétaire : nous vivons à l'heure de la bouillie (à peuple d'enfants, nourriture d'enfant)). La musique populaire existait à l'époque de Stravinsky ou de Beethoven, ou même de Bach. Je crois qu'elle n'existe plus aujourd'hui, qu'elle ne peut plus exister, car les peuples n'ont plus d'existence propre : il leur manque l'espace et la mémoire, pour cela. Il ne peut exister en même temps la World Music et la musique populaire. Les deux choses s'excluent naturellement.

La musique populaire, c'est comme les quartiers populaires, on en parle surtout depuis que ça n'existe plus. Comme ce fut fait avec eux, on l'a vidée de sa chair, on l'a rendue compatible avec le monde entier. Elle n'est plus qu'une substance sans goût ni grâce, neutre et facilement assimilable (qui plaît à tous les Arnaud Laporte du monde, ces handicapés du discernement, ces amoureux de l'aplatissement, et ils sont légion). C'est pourquoi nous sommes si émus, quand nous en retrouvons la trace furtive et insaisissable dans une chanson. Nous sentons bien que ce parfum vient de très loin, qu'il nous parle d'un temps aboli, dont nous ne pouvons qu'avoir la nostalgie. 


(*) Ce qu'entend par “style” Boris de Schlœzer, c'est : « le produit en quelque sorte collectif où se cristallisent certains modes de penser, de sentir, d'agir d'un siècle, d'une nation, d'un groupe même, s'il parvient à imposer son esprit à une société. » Si style il y a, aujourd'hui, ce dont je doute, c'est le style impérial d'un hyper-monde globalisé et désincarné, qui a perdu tout contour et toute morale. C'est exactement la définition d'un non-style.