Pourquoi tout homme doté d'un peu d'intelligence et de goût devient-il forcément misogyne, en ce début de siècle ? À cause d'Internet. C'est depuis que nous rencontrons les femmes par le truchement de l'écrit, qu'il est devenu impossible de ne pas être misogyne.
Dans le monde que j'ai connu, jusqu'à ma trentième année, c'était leur corps, qu'on rencontrait d'abord. Leurs yeux, leurs jambes, leurs voix, leurs gestes. Parfois leur réputation. L'émerveillement pouvait jouer à plein. Bien sûr, l'intelligence était là, immédiatement, mais comme voilée, habillée par cette divinité de chair. Ou plutôt, cet émerveillement était dès l'origine trouble, troublé par la parole, par les gestes qui agitaient vaguement le liquide dans lequel baignait la statue qui était en face de nous, la faisaient trembler imperceptiblement. Cet émerveillement était impur dès l'origine, et c'est précisément cette impureté qui m'avait fait tant aimer les femmes.
Même quand je ne savais rien de celle qui, en face de moi dans le métro, par exemple, me faisait basculer dans un monde inconnu, celui de l'amour instantané, même quand je n'avais pas encore entendu sa voix, je sentais bien que cette femme magnifique avait aussi des pensées, des paroles, et des attitudes, qui entreraient en conflit avec cette peau, avec ces seins, avec cette bouche, avec ces mains que je touchais de l'esprit (l'amour n'est pas aveugle, pas du tout, il transperce l'épiderme et le temps, et s'attache aux organes qui barbotent dans la mémoire fumante qui nous observe depuis sa prison invisible), et ce conflit, ou cette contradiction, que je sentais confusément, était sans doute le ferment le plus actif d'un sentiment d'une puissance révoltante. Je l'aimerai quand-même.
L'homme qui s'éprend d'une femme inconnue (rencontrée dans la rue, ou dans le métro, par exemple) veut être à la fois innocent de ce désir et chasseur de femme, sauf si c'est un rhinocéros. Cette impossibilité structurelle a ruiné concrètement mes efforts visant à séduire la femme muette, la femme-corporelle, la passante, mais a construit à mon insu, petit à petit, une autre forme de séduction qui, elle, s'est incarnée dans les phrases. Il n'y a que l'écrit qui peut dire le désir de manière innocente, en le critiquant, et parfois en le niant, très sincèrement. Bien sûr, il n'y a en définitive aucune innocence là-dedans, mais le dédoublement qui s'opère fatalement dans l'esprit de celui qui séduit en écrivant a la même saveur que l'innocence, il le délivre du péché de prédation, ou il l'exonère de la force brute qui s'y attache.
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