dimanche 29 septembre 2019

L'iPhone et le pantalon


Il y a cet "envoyé de mon iPhone", à la fin de ses mails, tellement tarte… La première fois que j'ai lu cet "envoyé de mon iPhone", c'était il y a quinze ans, à la fin des mails de Francette. De sa part, c'était dans l'ordre des choses. Elle avait — et à son âge, c'est bien compréhensible — un rapport très difficile avec ce qu'on appelle "la technologie", et le fait même qu'elle possède un iPhone était en soi une incongruité. Dès lors, le "envoyé de mon iPhone" était la marque tangible et comme ironique de cette incongruité. On ne savait au juste si par là elle se vantait de posséder un iPhone, ou bien si elle n'avait simplement pas conscience que tous ses "mails" étaient ainsi terminés ; la dernière hypothèse — elle avait remarqué ce paraphe et ne savait comment s'en débarrasser — est à mon avis assez irréaliste.

Il s'agit typiquement d'une question d'ordre bathmologique. Doit-on se débarrasser de ce paraphe car il est vulgaire, ou doit-on l'ignorer, justement parce que s'il est vulgaire, il est encore plus vulgaire de s'en inquiéter ?

Premier cas : la personne laisse le "envoyé de mon iPhone" :
- parce qu'elle ne l'a pas remarqué.
- elle l'a remarqué et trouve ça plutôt sympa.
- elle l'a remarqué, mais ne trouve rien de gênant à cela. À vrai dire, ça va de soi. C'est comme une étiquette sur une chemise. 
- elle l'a remarqué, trouve que c'est un peu tarte, mais ne sait pas comment faire pour le supprimer.
- elle l'a remarqué, trouve que c'est un peu tarte, mais que ce serait encore plus tarte de le supprimer, car ce serait s'abaisser à prendre en compte une injonction technologique, fût-ce de manière négative. 

Deuxième cas : la personne supprime le "envoyé de mon iPhone" :
- elle supprime le "envoyé de mon iPhone" car elle veut laisser le dernier mot à sa signature.
- elle trouve cette valorisation des marques exaspérant et ridicule, en conséquence de quoi, elle le supprime immédiatement.
- elle trouve ça exaspérant et ridicule, mais trouve que le supprimer serait encore plus ridicule, car ce serait accréditer l'idée qu'elle accorde une quelconque importance à la technologie. Cependant, laisser ce paraphe ne pourrait pas être compris autrement que comme une marque de fierté naïve et de soumission à l'injonction technologique. Elle décide donc de le supprimer, tout en étant honteuse de cette suppression.
- elle a envie de montrer qu'elle possède un iPhone, et pas une quelconque merde chinoise, mais elle ne se résout pas à laisser le paraphe, car elle aurait honte de sa fierté, et de son attachement trop visible à une marque — qui plus est une marque américaine et capitaliste —, en conséquence de quoi elle le supprime.

Qu'on décide de garder ou de supprimer le "envoyé de mon iPhone" n'est pas une décision simple, comme on le voit, ou, si c'est une décision simple, elle ne se prend pas sans arrières-pensées ; en tout cas, il n'existe pas deux camps opposés et clairement délimités qui s'affrontent sur la question, l'un étant pour la suppression et l'autre pour le maintien du paraphe. Cela étant, existe-t-il réellement des décisions qui se prennent sans arrières-pensées ? 

Je me souviens d'une après-midi de printemps, à Paris, rue du Bel-Air, près de la place de la Nation. J'avais vingt ans, et j'étais installé depuis peu dans cette chambre exiguë, dans laquelle tenait tout juste mon piano d'étude, un atroce Fuchs & Mohr, et un matelas, quand mon frère aîné était venu me rendre visite. Je portais ce jour-là un pantalon de velours dont la couleur, rouge vif, l'avait conduit à me questionner sur mes goûts vestimentaires. Comme je lui répondais, plein d'assurance et de dédain, que je ne m'intéressais pas à ces choses-là, il me fit remarquer que pour quelqu'un qui ne s'intéressait pas à ces choses-là j'avais choisi de porter un pantalon qui ne passait pas inaperçu. Il faut dire qu'en 1977, les pantalons rouges (pour les hommes) ne courraient pas encore les rues ; il y en avait, mais ils étaient loin d'être majoritaires. Sa remarque ne m'avait pas décontenancé. Je lui avais répondu que justement, je n'avais pas choisi ce pantalon en fonction de sa couleur, que cette couleur m'était même indifférente, et que le prix seul m'avait conduit à faire ce choix. Je mentais. Je ne mentais pas sur le prix, qui était en effet  modeste, mais le rouge m'avait plu. Comme il me poussait dans mes retranchements, je fis valoir qu'on pouvait parfaitement porter un pantalon qui tranchait avec la foule ordinaire des pantalons et ne pas s'intéresser à cette question. Quelle question, me demanda-t-il ? À quoi est-ce que je ne m'intéressais pas, exactement ?

C'était une excellente question, à laquelle je n'ai toujours pas de réponse satisfaisante. On peut bien sûr ne pas s'intéresser à la mode. On peut plus généralement ne pas s'intéresser à l'habillement. On peut aussi ne pas s'intéresser à son propre aspect physique. On peut ne pas s'intéresser aux réactions de ceux qu'on croise dans la rue. On peut ne pas s'intéresser aux couleurs — aux couleurs en soi, et à l'harmonie des couleurs. On peut enfin ne pas être intéressé par la réflexion sur toutes ces questions. Il savait que je mentais, bien sûr, et c'est précisément parce qu'il savait que je mentais que cette question l'intéressait. Pourquoi celui qui fait en sorte d'être remarqué prétend-il que cela ne lui importe pas de l'être ? Pourquoi celui-là ne peut-il pas dire, tout simplement : j'ai envie de me distinguer ? Ce n'est pas si terrible, après tout, d'avoir envie d'être remarqué. Eh bien si, ça l'est, ou ça l'était, pour moi en tout cas. Vouloir se faire remarquer était vraiment ce qui pouvait s'imaginer de pire, chez nous. On se distingue en ne se faisant pas remarquer : c'est la leçon que nos parents nous avaient inculquée. C'est en disparaissant qu'on apparaît. Un pantalon rouge, c'est un chiffon rouge agité sous le mufle du taureau social rendu furieux par son anonymat.

Il est vulgaire de s'occuper des choses vulgaires, ça on l'avait compris très vite. On a mis un peu plus de temps à comprendre que ne pas s'en occuper est presque aussi vulgaire, surtout quand tout le monde remarque qu'on ne s'en occupe pas. Disparaître au regard des autres est un art. Disparaître à ses propres yeux, c'est le grand art. On passe son temps à ne pas s'intéresser à tout un tas de choses, et, au soir de sa vie, on veut rattraper le temps perdu. C'est le contraire, qu'il faudrait faire.

Quelques mois plus tard, Christine s'acheta une paire d'escarpins rouges… et la question des arrières-pensées fit un grand retour. Ces escarpins rouges m'ont fait comprendre qu'on n'entend pas vraiment le son de la voix d'une femme tant qu'on ne l'a pas entendue jouir. (Tout a basculé à ce moment-là.)

(…)