mercredi 28 juin 2017

La Place du mort


« Crainte pour tout ce que mon exister – malgré son innocence intentionnelle et consciente – peut accomplir de violence et de meurtre. Crainte qui remonte derrière ma ‘‘conscience de soi’’ et quels que soient vers la bonne conscience les retours de la pure persévérance dans l’être. La crainte d’occuper dans le Da de mon Dasein, la place de quelqu’un ; incapacité d’avoir un lieu – une profonde utopie. Crainte qui me vient du visage d’autrui. »


C'est Emmanuel Levinas qui écrit cela, dans Ethique comme philosophie première. Ce que j'observe, au contraire, c'est que les vivants sont très assurés de leur "da". Ils ne doutent jamais qu'un mort « soit mieux là où il est », et trouvent toujours les meilleures raisons à sa "disparition", ou, sinon à sa mort effective, du moins à sa place dans l'Au-delà, même (et surtout, à ce qu'il me semble !) quand ils ne sont pas croyants. Très étrange facilité qu'ont les vivants (les survivants, donc) à se trouver justifiés dans leur être-là. Eux qui n'arrêtent pas de dire que les disparus sont irremplaçables, ils les remplacent en réalité par un discours et une attitude qui en permanence gomment cette absence, une fois passée la sidération liée à l'annonce de la mort. Ils n'ont aucunement l'impression de prendre la place d'un mort car ils voient les morts comme des inexistants. Comment pourrait-on occuper la place de quelqu'un qui précisément n'a pas de place ? Or les morts ont une place bien à eux, qui n'est ni celle qu'ils avaient dans la vie ni celle qu'on leur attribue bêtement à leur décès. Leur absence ne les empêche nullement d'être, au contraire. Beaucoup de "mes morts" sont plus vivants que les vivants que je croise tous les jours. Comme Dieu, ils deviennent présents au carré, plus présents que nous, omniprésents, par leur absence même, car ils sont présents éternellement et en tout lieu. Pourtant ces morts sont bien morts, il n'est pas question de le nier, et ce n'est pas la vie éternelle dans laquelle nous les retrouverons qui peut effacer cette mort atroce. Ces deux sortes de vie ne se recoupent pas. 

Un mort n'est pas un inexistant, c'est un super-existant.

(…)